Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1607

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 240-242).
1607. — À M. AMELOT,
ministre des affaires étrangères.
À Charlottenbourg, ce 3 septembre.

Aujourd’hui, après un dîner plein de gaieté et d’agréments, le roi de Prusse est venu dans ma chambre ; il m’a dit qu’il avait été fort aise de prier hier monsieur l’envoyé de France, seul de tous les ministres, non-seulement pour lui donner des marques de considération, mais pour inquiéter ceux qui seraient fâchés de la préférence.

Je lui répondis que l’envoyé de France serait bien plus content si Sa Majesté envoyait quelques troupes à Wesel et à Magdebourg. « Mais, dit-il, que voulez-vous que je fasse ? Le roi de France me pardonnera-t-il jamais une paix particulière ?

— Sire, lui dis-je, les grands rois ne connaissent point la vengeance : tout cède à l’intérêt de l’État ; vous savez si l’intérêt de Votre Majesté et de la France n’est pas d’être à jamais unis.

— Comment puis-je croire, dit alors le roi de Prusse, que la France soit dans l’intention de se lier fermement avec moi ? Je sais que votre envoyé à Mayence fait des insinuations contre mes intérêts, et qu’on propose la paix avec la reine de Hongrie, le rétablissement de l’empereur, et un dédommagement à mes dépens.

— J’ose croire, répliquai-je, que cette accusation est un artifice des Autrichiens, qui leur est trop ordinaire. Ne vous ont-ils pas calomnié ainsi au mois de mai dernier ? N’ont-ils pas écrit en Hollande que vous aviez offert à la reine de Hongrie de vous joindre à elle contre la France ?

— Je vous jure, me dit-il, mais en baissant les yeux, que rien n’est plus faux. Que pourrais-je y gagner ? Un tel mensonge se détruit de soi-même.

— Eh bien sire, pourquoi donc ne vous pas réunir hautement avec la France et l’empereur contre l’ennemi commun, qui vous hait, et qui vous calomnie tous deux également ? Quel autre allié pouvez-vous avoir que la France ?

— Vous avez raison, reprit-il vous savez aussi que je cherche à la servir, vous connaissez ce que je fais en Hollande. Mais je ne peux agir hautement que quand je serai sûr d’être secondé de l’empire : c’est à quoi je travaille à présent, et c’est le véritable but du voyage que je fais à Baireuth dans huit ou dix jours. Je veux être assuré au moins que quelques princes de l’empire, comme Palatin, Hesse, Wurtemberg, Cologne et Stettin, fournissent un contingent à l’empereur.

— Sire, lui dis-je, demandez-leur seulement leur signature, et commencez par faire paraître vos braves Prussiens. Je ne veux point recommencer la guerre, dit-il mais j’avoue que je serais flatté d’être le pacificateur de l’empire, et d’humilier un peu le roi d’Angleterre, qui veut donner la loi à l’Allemagne.

— Vous le pouvez, lui dis-je ; il ne vous manque plus que cette gloire, et j’espère que la France tiendra la paix de son épée et de vos négociations ; la vigueur qu’elle fera paraître augmentera sans doute votre bonne volonté. Permettez-moi de vous demander ce que vous feriez si le roi de France requérait votre secours, en vertu de votre traité avec lui.

— Je serais obligé, dit-il, de m’excuser, et de répondre que ce traité est annulé par celui que j’ai fait depuis avec la reine de Hongrie ; je ne peux à présent servir l’empereur et le roi de France qu’en négociant.

— Négociez donc, sire, aussi heureusement que vous avez combattu, et souffrez que je vous dise, avec toute la terre, que la reine de Hongrie n’attend que le moment favorable d’attaquer la Silésie. »

Alors il parla ainsi « Mes quatre places seront achevées avant que l’Autriche puisse envoyer contre moi deux régiments ; j’ai cent cinquante mille combattants, j’en aurai alors deux cent mille. Je me flatte que ma discipline militaire, que je tiens la meilleure de l’Europe, triomphera toujours des troupes hongroises. Si la reine de Hongrie veut reprendre la Silésie, elle me forcera de lui enlever la Bohême. Je ne crains rien de la Russie : la czarine m’est à jamais dévouée depuis la dernière conspiration fomentée par Botta[1] et par les Anglais. Je lui conseille d’envoyer le jeune Ivan et sa mère en Sibérie, aussi bien que mon beau-frères[2], dont j’ai toujours été mécontent, et qui n’a jamais été gouverné que par des Autrichiens. »

Le roi allait poursuivre ; on est venu l’avertir que la musique était prête ; je l’y ai suivi, il m’a fait plus d’accueil que jamais. Je n’ajoute rien à ce détail simple et exact. J’omets, en faveur de la brièveté, les raisons que j’ai fait valoir. Je n’ai mis ici que la substance.

Ce 6 septembre.

Depuis cet entretien j’en ai eu plusieurs autres ; j’ai même reçu des billets de son appartement au mien.

Le résultat est que je l’ai fait convenir que la cour de France ne peut avoir de part à cette proposition faite à Mayence contre lui. En effet vous n’avez pas voulu offenser un roi que vous avez tant d’intérêt de ménager.

Étant instruit que le parti pacifique commençait à s’accréditer en Hollande, et sachant ce qui s’est passé d’un autre côté entre les régents, et d’un autre entre les principaux bourgmestres d’Amsterdam et l’abbé de La Ville, j’en ai rendu compte à Sa Majesté prussienne j’ai fait valoir cette conjoncture, et j’ai obtenu au moins qu’elle donnât ordre à son ministre à la Haye de presser la paix et de parler avec vigueur. Allez, lui a-t-il dit en propres termes, faites-moi respecter. Mais ce ministre en Hollande ne doit pas communiquer avec M. de Fénelon ; le roi de Prusse veut paraître impartial. Cependant il arrête toujours les munitions de guerre des Hollandais ; je vois qu’il formera à Baireuth le plan de sa conduite dans l’empire. Je ne sais s’il me mettra du voyage ; ma situation pourra devenir très-épineuse, on a donné des ombrages.

Je vous écris peu de choses ; mais j’en ai beaucoup à vous dire, et qui vous concernent. Vous verrez si je vous suis dévoué.

  1. Antoine, marquis de Botta Adorno, mort en 1745. Il venait d’être renvoyé de Berlin, où il était ambassadeur de la reine de Hongrie, après avoir rempli les mêmes fonctions à Pétersbourg. Convaincu d’avoir pris une part active à la révolution qui tendait à remettre le jeune Ivan sur le trône, il fut sacrifié par Marie-Thérèse à la czarine Élisabeth. (Cl.)
  2. Antoine-Ulric de Brunswick-Bevern.