Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1600

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 231-234).

1600. — À M. AMELOT,
ministre des affaires étrangères, à versailles.
À la Haye, ce 16 août.

Monseigneur, j’ai reçu les ordres et les sages instructions dont vous m’honorez, en date du 11 du mois ; permettez qu’avant d’y répondre j’aie l’honneur de vous parler de quelques affaires présentes.

Il y a près d’un mois[1] que je vous informai qu’on pourrait réussir à mettre quelque obstacle au passage des munitions de guerre du corps de troupes hollandaises. Celui qui s’était chargé de cette petite négociation, à Berlin, l’a conduite heureusement par le moyen du ministère des finances. L’ordre vient d’arriver à la régence de la Gueldre prussienne de ne pas laisser passer les effets des Hollandais. M. de Podewils prépare exprès un mémoire très-long, et de la discussion la plus ample, qu’il ne présentera que lundi, 19 du mois. Il se passera bien du temps avant qu’on y ait répondu, et que cette affaire soit arrangée.

Cet événement du moins fera voir que le roi de Prusse est bien loin d’entrer dans les mesures de la république et des Anglais, et qu’il est capable de les braver.

Le moment serait bien favorable pour agir auprès de Sa Majesté prussienne ; mais j’apprends, par cet ordinaire de Berlin, que le roi n’ira point à Spa. On ne me mande point cette nouvelle comme absolument certaine. Dans le doute, je me tiens prêt à partir, et si le roi de Prusse, contre toute attente, était encore en Silésie, j’irais lui faire ma cour à Breslau.

Le premier usage que j’ai fait de vos instructions a été de dire, en confidence, à l’envoyé de Prusse que je savais, à n’en point douter, que la reine de Hongrie avait déclaré depuis peu aux Anglais qu’elle regarderait toujours le roi de Prusse comme son plus cruel ennemi. Il l’a mandé à sa cour dans le moment, sans me nommer, et il a accompagné ce discours de tout ce qui peut exciter le roi son maître à se lier aux intérêts de la France. Il a pris l’occasion du départ de M. le marquis de Fénelon, pour faire valoir adroitement la vigueur du ministère français, les ressources de l’État, le courage de la nation. Je suis même convenu avec lui des termes.

Il m’a assuré encore que le premier dessein du roi son maître avait été d’assembler à Magdebourg une armée de neutralité ; mais qu’il en avait été détourné par nos disgrâces arrivées coup sur coup en Bavière, et aussi par la politique circonspecte et même timide du comte de Podewils[2], oncle du ministre de la Haye, qui a d’autant plus d’influence sur l’esprit de Sa Majesté prussienne qu’il ne veut jamais en avoir.

C’est bien dommage que ce jeune homme plein d’esprit, qui plaît beaucoup au roi et au ministre son oncle, ne voie point le roi de Prusse à Spa comme je l’espérais. J’ose vous assurer, monseigneur, qu’il n’y a personne qui ait à présent le cœur plus français, et qui pût mieux vous seconder dans vos vues. Cependant je suis très-loin de perdre l’espérance ; je vois même que, de jour en jour, le roi de Prusse se met dans la nécessité de n’avoir d’autre allié que Sa Majesté. J’apprends, par les lettres du ministre hollandais à Pétersbourg, que ce prince refuse toujours, sous différents prétextes, d’accéder au traité défensif de la Russie et de l’Angleterre.

Permettez-moi, monseigneur, de vous rappeler à cette occasion ce que vous avez bien voulu me dire dans votre dépêche du 11, touchant la cour de Russie. On vous la dépeint comme peu liée avec l’Angleterre et la Hongrie cependant vous verrez, par la copie ci-jointe de la lettre du résident Swart, que le ministère russe paraît entièrement autrichien.

Voilà, monseigneur, tout ce qui est venu à ma connaissance. Les démarches récentes du roi de Prusse auprès des États-Généraux pour la paix de l’empire, la hardiesse qu’il a de les mécontenter et de les braver, sa froideur avec les Anglais, ses longueurs avec les Russes, et, plus que tout cela, son intérêt visible, font espérer qu’on pourra le porter à quelque résolution éclatante et digne d’un grand roi. Je vous rendrai un compte fidèle de tout ce que j’aurai aperçu à sa cour, sans oser vous promettre qu’on puisse jamais rien attribuer aux efforts de mon zèle.

J’aurai des lettres de recommandation de M. Trévor pour milord Hindfort[3], qui vous a tant fait de mal ; je tacherai de me lier avec lui, et de tourner à votre avantage l’heureuse obscurité à l’abri de laquelle je peux être reçu partout avec assez de familiarité.

Comme il a été nécessaire que j’écrivisse quelquefois ici en chiffres, et que je consultasse M. le marquis de Fénelon et M. de La Ville, il pourra arriver que je sois à Berlin dans une pareille obligation[4]. Je ne m’ouvrirai à M. de Valori, qui d’ailleurs m’honore de quelque amitié, qu’avec toute la réserve convenable aux intérêts présents.

Encore une fois, je ne réponds d’aucun succès ; mais soyez sûr du zèle le plus ardent.

La manière dont Sa Majesté prussienne me parlera réglera celle dont j’aurai l’honneur de lui parler. Je prendrai conseil de l’occasion et de l’envie extrême que j’ai de mériter l’approbation d’un esprit tel que le vôtre, et de la protection d’un ministre tel que vous.

À l’égard de M. Van Haren, il faut le regarder comme un homme incorruptible ; mais il paraît aimer la gloire et les ambassades. Il voulait aller en Turquie : c’est de là que j’ai pris occasion de lui représenter qu’il trouverait plus d’amis et d’approbateurs à Paris qu’à Constantinople. Cette idée a paru le flatter. On pourrait en faire usage, en cas que les yeux des Hollandais commençassent à s’ouvrir sur la ridicule injustice d’attaquer la France, sous prétexte d’un secours qu’ils ont refusé à la reine de Hongrie quand elle en avait besoin, et qu’ils lui donnent quand elle peut s’en passer. En ce cas, M. Van Haren pouvant avec honneur employer à la conciliation les talents qu’il a consacrés à la discorde, l’espérance d’être nommé ambassadeur en France, malgré l’usage qui l’en exclut comme Frison, pourrait le flatter et le déterminer à servir la cause de la justice et de la raison.


  1. Il n’y avait que quatorze jours si la lettre est celle du 2 août (voyez page 226), dans laquelle Voltaire rappelle une note au roi, du 21 juillet.
  2. Il est souvent question de lui dans le tome II des Memoires de l’ambassadeur Valori.
  3. Hindfort ou Hyndford, nommé dans le trentième vers de la lettre 1455.
  4. Les lettres des 3 et 5 octobre 1743, au ministre Amelot, furent écrites en chiffres.