Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1597

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 228-230).

1597. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON,
à paris.
À la Haye, au palais du roi de Prusse,
le 8 août.

Soyez chancelier de France, monsieur, si vous voulez que j’y revienne ; rendez-nous la gloire des lettres, quand nous perdons celles des armes. Les hommes sont faits originairement, ce me semble, pour penser, pour s’instruire, et non pour se tuer. Faut-il que la guerre ne soit pas encore la seule persécution que les arts essuient ! Je gémis de voir ce pauvre abbé Lenglet enfermé, à soixante-dix ans[1], dans la Bastille, après nous avoir donné une bonne Méthode pour étudier l’histoire, et d’excellentes Tables chronologiques.

Qui sont donc les vandales qui se sont imaginé que l’impression du sixième volume des additions à l’histoire de ce bon citoyen le président de Thou était un crime d’État ? Quel comble de barbarie, et quel excès de petitesse de ne pas permettre qu’on imprime des livres où l’on explique Newton, et où l’on dit que les rêveries de Descartes sont des rêveries !

J’aime encore mieux l’abus qu’on fait ici de la liberté d’imprimer ses pensées que cet esclavage dans lequel on veut chez vous mettre l’esprit humain. Si l’on y va de ce train, que nous restera-t-il, que le souvenir de la gloire du beau siècle de Louis XIV ?

Cette décadence me ferait souhaiter de m’établir dans le pays où je suis à présent. N’ayant rien à y prétendre, je n’aurais point de plaintes à former. Je vivrais tranquille, et j’y souhaiterais à la France des temps plus brillants.

Il y a ici des hommes très-estimables ; la Haye est un séjour délicieux l’été, et la liberté y rend les hivers moins rudes. J’aime à voir les maîtres de l’État simples citoyens. Il y a des partis, et il faut bien qu’il y en ait dans une république ; mais l’esprit de parti n’ôte rien à l’amour de la patrie, et je vois de grands hommes opposés à de grands hommes.

Je suis bien aise, pour l’honneur de la poésie, que ce soit un poëte[2] qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine de Hongrie, et que la trompette de la guerre ait été la très-humble servante de la lyre d’Apollon. Je vois, d’un autre côté, avec non moins d’admiration, un des principaux membres de l’État, dont le système est tout pacifique, marcher à pied sans domestiques, habiter une maison faite pour ces consuls romains qui faisaient cuire leurs légumes, dépenser à peine deux mille florins par an pour sa personne, et en donner plus de vingt mille à des familles indigentes.

Ces grands exemples échappent à la plupart des voyageurs mais ne vaut-il pas mieux voir de telles curiosités que les processions de Rome, les récollets au Capitole[3], et le miracle de saint Janvier[4] ? Des hommes de bien, des hommes de génie, voilà mes miracles.

Ce gouvernement-ci vous plairait infiniment, même avec les défauts qui en sont inséparables. Il est tout municipal, et voilà ce que vous aimez. La Haye d’ailleurs est le pays des nouvelles et des livres ; c’est proprement la ville des ambassadeurs leur société est toujours très-utile à qui veut s’instruire. On les voit tous en un jour. On sort, on rentre chez soi ; chaque rue est une promenade ; on peut se montrer, se retirer, tant qu’on veut. C’est Fontainebleau, et point de cour à faire.

Adieu, monsieur ; plût à Dieu que je pusse vous faire la mienne ! Vous savez si je vous suis attaché pour jamais.

  1. Lisez soixante-huit, comme dans le troisième alinéa de la lettre 1569. Lenglet avait soixante-huit ans et demi quand on le mit à la Bastille, le 28 mars 1743, pour la troisième fois.
  2. Van Haren voyez une note de la lettre 1533.
  3. Voyez, tome XXIII, page 479, le Dialogue entre Marc-Aurèle et un Récollet.
  4. Voyez tome XIII, pages 96-97.