Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1569

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 197-198).

1569. — À M. D’AIGUEBERRE[1].
À Paris, le 4 avril.

J’ai été bien malade, mon cher ami ; j’ai fait parler à M. de La Houssaie[2], comme vous me l’avez ordonné ; il me semble que c’est une chose assez aisée de faire retarder les affaires ; voilà de toutes les grâces la plus facile à obtenir. Je n’ai point vu M. l’abbé Berth, qui devait m’expliquer tant de choses ; je ne sais où le déterrer. Si vous me mandez sa demeure, j’irai chez lui. Vous savez si j’ai de l’empressement à vous obéir.

Notre Mérope n’est pas encore imprimée ; je doute qu’elle réussisse à la lecture autant qu’à la représentation ; ce n’est point moi qui ai fait la pièce, c’est Mlle Dumesnil. Que dites-vous d’une actrice qui fait pleurer le parterre pendant trois actes de suite ? Le public a pris un peu le change ; il a mis sur mon compte une partie du plaisir extrême que lui ont fait les acteurs, et la séduction a été au point que je n’ai pu paraître à la Comédie qu’on ne m’ait battu des mains[3] ; cette faveur populaire m’a un peu consolé de la petite persécution que j’ai essuyée de M. l’évêque de Mirepoix. L’Académie, le roi, et le public, m’avaient désigné pour avoir l’honneur de succéder à M. le cardinal de Fleury, parmi les Quarante, mais M. de Mirepoix n’a pas voulu, et il a enfin trouvé, après deux mois et demi, un évêque[4] pour remplir la place qu’on me destinait. Je crois qu’il convient à un profane comme moi de renoncer pour jamais à l’Académie, et de m’en tenir aux bontés du public mais il y a encore quelque chose de plus précieux que cette bienveillance, peut-être passagère, c’est l’amitié constante d’un cœur comme le vôtre.

Les lettres sont ici plus persécutées que favorisées. On vient de mettre à la Bastille l’abbé Lenglet[5], pour avoir publié des Mémoires déjà connus, qui servent de supplément à l’Histoire de M. de Thou. Il a rendu un très-grand service aux bons citoyens et aux amateurs de recherches sur l’histoire il méritait des récompenses, et on l’emprisonne, à l’âge de soixante-huit ans[6].

Insere nunc, Melibœe, piros ! pone ordine vites !

(Virg., ecl. i, v. 74.)

Mme du Châtelet vous fait mille compliments elle marie sa fille[7], comme je crois vous l’avoir mandé, à M. le duc de Montenero, Napolitain au grand nez, au visage maigre, à la poitrine enfoncée ; il est ici, et va vous enlever une Française aux joues rebondies. Vale, et me ama.

  1. Jean Dumas d’Aigueberre, né à Florence, le 6 septembre 1692, selon l’auteur du Dictionnaire des Anonymes, était conseiller au parlement de Toulouse, ville natale de sa famille. Voltaire, qui le connut probablement au collége, le nomme dans la lettre 369, et dans le Commentaire historique. Ce magistrat lettré a composé quelques pièces de théâtre, et est mort le 31 juillet 1755.

    ‑ Dans l’édition de Kehl le nom de la personne à qui est adressée cette lettre est en blanc. Il y a en note :

    « On verra sans peine que cette lettre, qui renferme une espèce d’apologie, était destinée à être répandue et à servir de réponse aux clameurs de la canaille littéraire qui ne voulait pas que M. de Voltaire fût de l’Académie française. »

    Des passages de cette lettre se retrouvent dans le Commentaire historique, mais avec des différences.

  2. Le Pelletier de La Houssaie, intendant des finances. (Cl.)
  3. Voyez ce qui est dit de la première représentation de Mérope, dans la Vie de Voltaire, par Condorcet, et dans le Commentaire historique.
  4. Paul d’Albert de Luynes, né en 1703, nommé évêque de Bayeux en 1729, mort cardinal en 1788.
  5. Nicolas Lenglet du Fresnoi, né en 1674, fut mis à la Bastille le 28 mars 1743, comme auteur des Mémoires de Condé, tome VI, servant d’éclaircissement et de preuves à l’Histoire de M. de Thou. (Cl.)
  6. Lenglet était dans sa soixante-dix-septième année quand, pour une lettre impolie, qu’on le soupçonne d’avoir écrite à un ministre, il fut mis à la Bastille le 29 décembre 1751. (Cl.)
  7. Marie-Gabrielle-Pauline du Châtelet, née en 1726