Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1570

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 199-202).


1570. — DE VAUVENARGUES[1].
Nancy, le 4 avril 1743.

Il y a longtemps, monsieur, que j’ai une dispute ridicule, et que je ne veux finir que par votre autorité : c’est sur une matière qui vous est connue. Je n’ai pas besoin de vous prévenir par beaucoup de paroles. Je veux vous parler de deux hommes que vous honorez, de deux hommes qui ont partagé leur siècle, deux hommes que le monde admire, en un mot Corneille et Racine ; il suffit de les nommer. Après cela oserai-je vous dire les idées que j’en ai formées ; en voici du moins quelques-unes.

Les héros de Corneille disent de grandes choses sans les inspirer : ceux de Racine les inspirent sans les dire. Les uns parlent, et longuement, afin de se faire connaître ; les autres se font connaître parce qu’ils parlent. Surtout, Corneille parait ignorer que les hommes se caractérisent souvent davantage par les choses qu’ils ne disent pas que par celles qu’ils disent.

Lorsque Racine veut peindre Acomat, il lui fait dire ces vers :

Quoi tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu’ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu’ils reconnaîtraient la voix de leur visîr[2]  ?

L’on voit, dans les deux premiers vers, un général disgracié, qui s’attendrit par le souvenir de sa gloire et sur l’attachement des troupes ; dans les deux derniers, un rebelle qui médite quelque dessein. Voilà comme il échappe aux hommes de se caractériser sans aucune intention marquée. On en trouverait un million d’exemples dans Racine, plus sensibles que celui-ci : c’est là sa manière de peindre. Il est vrai qu’il la quitte un peu lorsqu’il met dans la bouche du même Acomat :

Et s’il faut que je meure,
Mourons, moi, cher Osmin, comme un visir, et toi,
Comme le favori d’un homme tel que moi[3].

Ces paroles ne sont peut-être pas d’un grand homme ; mais je les cite parce qu’elles semblent imitées du style de Corneille ; et c’est là ce que j’appelle, en quelque sorte, parler pour se faire connaître, et dire de grandes choses sans les inspirer.

Je sais qu’on a dit de Corneille qu’il s’était attaché à peindre les hommes tels qu’ils devraient être. Il est donc sûr au moins qu’il ne les a pas peints tels qu’ils étaient ; je m’en tiens à cet aveu-là. Corneille a cru donner sans doute à ses héros un caractère supérieur à celui de la nature. Les peintres n’ont pas eu la même présomption. Quand ils ont voulu peindre les esprits célestes, ils ont pris les traits de l’enfance : c’était néanmoins un beau champ pour leur imagination ; mais c’est qu’ils étaient persuadés que l’imagination des hommes, d’ailleurs si féconde en chimères, ne pouvait donner de la vie à ses propres inventions. Si le grand Corneille, monsieur, avait fait encore attention que tous les panégyriques étaient froids, il en aurait trouvé la cause en ce que les orateurs voulaient accommoder les hommes à leurs idées, au lieu de former leurs idées sur les hommes.

Corneille n’avait point de goût, parce que le bon goût n’étant qu’un sentiment vif et fidèle de la belle nature, ceux qui n’ont pas un esprit naturel ne peuvent l’avoir que mauvais[4]. Aussi l’a-t-il fait paraître, non-seulement dans ses ouvrages, mais encore dans le choix de ses modèles, ayant préféré les Latins et l’enflure des Espagnols aux divins génies de la Grèce.

Racine n’est pas sans défauts quel homme en fut jamais exempt mais lequel donna jamais au théâtre plus de pompe et de dignité ? qui éleva plus haut la parole et y versa plus de douceur ? Quelle facilité, quelle abondance, quelle poésie, quelles images, quel sublime dans Athalie, quel art dans tout ce qu’il a fait, quel caractère ! Et n’est-ce pas encore une chose admirable qu’il ait su mêler aux passions et à toute la véhémence et la naïveté du sentiment, tout l’or de l’imagination ? En un mot il me semble aussi supérieur à Corneille par la poésie et le génie que par l’esprit, le goût et la delicatesse. Mais l’esprit principalement a manqué à Corneille ; et lorsque je compare ses préceptes et ses longs raisonnements aux froides et pesantes moralités de Rousseau dans ses épîtres, je ne trouve ni plus de pénétration, ni plus d’étendue d’esprit à l’un qu’à l’autre.

Cependant les ouvrages de Corneille sont en possession d’une admiration bien constante, et cela ne me surprend pas. Y a-t-il rien qui se soutienne davantage que la passion des romans ? Il y en a qu’on ne relit guère, j’en conviens mais on court tous les ouvrages qui paraissent dans le même genre, et l’on ne s’en rebute point. L’inconstance du public n’est qu’à l’égard des auteurs, mais son goût est constamment faux. Or la cause de cette contrariété apparente, c’est que les habiles ramènent le jugement du public ; mais ils ne peuvent pas de même corriger son goût, parce que l’âme a ses inclinations indépendantes de ses opinions. Ce qu’elle ne sent pas d’abord, elle ne le sent point par degrés comme elle fait en jugeant ; et voilà ce qui fait que l’on voit des ouvrages que le public critique après les maîtres, qui ne lui en plaisent pas moins, parce que le public ne les critique que par réflexion et les goûte par sentiment.

D’expliquer pourquoi les romans meurent dans un si prompt oubli, et Corneille soutient sa gloire, c’est là l’avantage du théâtre. On y fait revivre les morts ; et comme on se dégoûte bien plus vite de la lecture d’une action que de sa représentation, on voit jouer dix fois sans peine une tragédie très-médiocre, qu’on ne pourrait jamais relire. Enfin les gens du métier soutiennent les ouvrages de Corneille, et c’est la plus forte objection. Mais peut-être y en a-t-il plusieurs qui se laissent emporter aux mêmes choses que le peuple. Il n’est pas sans exemple qu’avec de l’esprit on aime les fictions sans vraisemblance et les choses hors de la nature. D’autres ont assez de modestie pour déférer au moins dans le public à l’autorité du grand nombre et d’un siècle très-respectable ; mais il y en a aussi que leur génie dispense de ces égards. J’ose dire, monsieur, que ces derniers ne se doivent qu’à la vérité : c’est à eux d’arrêter le progrès des erreurs. J’ai assez de connaissance, monsieur, de vos ouvrages, pour connaître vos déférences, vos ménagements pour les noms consacrés par la voix publique ; mais voulez-vous, monsieur, faire comme Despréaux, qui a loué toute sa vie Voiture, et qui est mort sans avoir la force de se rétracter[5] ? J’ose croire que le public ne mérite pas ce respect. Je vois que l’on parle partout d’un poëte sans enthousiasme[6], sans élévation, sans sublime ; d’un homme qui fait des odes par article, comme il disait lui-même de M. de Lamotte, et qui, n’ayant point de talents que celui de fondre avec quelque force dans ses poésies des images empruntées de divers auteurs, découvre partout, ce me semble, son peu d’invention. Si j’osais vous dire, monsieur, à côté de qui le public place un écrivain si médiocre, à qui même il se fait honneur de le préférer quelquefois ! mais il ne faut pas que cette injustice vous surprenne ni vous choque. De mille personnes qui lisent, il n’y en a peut-être pas une qui ne préfère en secret l’esprit de M. de Fontenelle au sublime de M. de Meaux, et l’imagination des Lettres Persanes à la perfection des Lettres Provinciales, où l’on est étonné de voir ce que l’art a de plus profond, avec toute la véhémence et toute la naïveté de la nature. C’est que les choses ne font impression sur les hommes que selon la proportion qu’elles ont avec leur génie. Ainsi le vrai, le faux, le sublime, le bas, etc., tout glisse sur bien des esprits et ne peut aller jusqu’à eux : c’est par[7] la même raison qui fait que les choses trop petites par rapport à notre vue lui échappent, et que les trop grandes l’offusquent. D’où vient que tant de gens encore préfèrent à la profondeur méthodique de M. Locke la mémoire féconde et décousue de M. Bayle, qui, n’ayant pas peut-être l’esprit assez vaste pour former le plan d’un ouvrage régulier, entasse dans ses réflexions sur la comète tant d’idées philosophiques qui n’ont pas un rapport plus nécessaire entre elles que les fades histoires de Mme de Villedieu[8]. D’où vient cela ? Toujours du même fonds. C’est que cette demi-profondeur de M. Bayle est plus proportionnée aux hommes.

Que si l’on se trompe ainsi sur des choses de jugement, combien à plus forte raison sur des matières de goût, où il faut sentir, ce me semble, sans aucune gradation le sentiment dépendant moins des choses que la vitesse avec laquelle l’esprit les pénètre.

Je parlerais encore là-dessus longtemps si je pouvais oublier à qui je parle. Pardonnez, monsieur, à mon âge et au métier que je fais, le ridicule de tant de décisions aussi mal exprimées que présomptueuses. J’ai souhaité toute ma vie avec passion d’avoir l’honneur de vous voir, et je suis charmé d’avoir dans cette lettre une occasion de vous assurer du moins de l’inclination naturelle et de l’admiration naïve avec laquelle, monsieur, je suis du fond de mon cœur votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Vauvenargues.

Mon adresse est à Nancy, capitaine au régiment d’infanterie du roi.

  1. Toute la correspondance entre Voltaire et Vauvenargues a pu être donnée plus complétement et rangée en meilleur ordre, grâce au travail de M. Gilbert sur la correspondance de Vauvenargues (Paris, Furne, 1857).
  2. Bajazet, acte I, scène i.
  3. Bajazet, acte IV, scène vii.
  4. Le goût. La phrase est peu correcte, grammaticalement.
  5. Inexact
  6. J.-B. Rousseau.
  7. C’est par, etc. Tel est le texte des différentes éditions, tel est celui du manuscrit. Il semble que, dans cette phrase, par est de trop ; elle devient très-claire en supprimant par, ou qui fait, ou enfin et. (Édit. de Vauvenargues.)
  8. Marie-Catherine Desjardins, plus connue sous le nom de Mme de Villedieu, naquit à Saint-Remi-du-Plain, près de Fougères, en 1631 ; ses œuvres ont été recueillies en 1702, 10 vol. in-12, et 1721, 12 vol. in-12. On y trouve un grand nombre de romans. Tout y est peint avec vivacité, mais le pinceau n’est pas toujours assez correct, ni assez discret. Elle emploie quelquefois des couleurs trop romanesques, et dans ses Mémoires du sérail il y a trop d’événements tragiques et invraisemblables. On a d’elle deux tragédies, Manlius Torquatus et Nitetis, jouées en 1662 et en 1663. Elle mourut, en 1683, à Clinchemare, petit village du Maine.