Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1585

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 215-217).

1585. — À M. DE CIDEVILLE.
À la Haye, ce 27 juin.

Il n’arrive que trop souvent
Que, tandis qu’on monte sa lyre,
Et qu’on arrange un compliment
Pour notre ami qui nous inspire,
Notre ami, loué hautement,
Prend ce temps-là tout justement
Pour mériter une satire.

Vous me prodiguez, mon cher ami, les plus beaux éloges sur cette noble philosophie avec laquelle je refuse les invitations des rois, et vous me louez de préférer ma petite retraite[1] du faubourg Saint-Honoré aux palais de Berlin et de Charlottenbourg. Savez-vous que j’ai reçu votre épître quand j’étais en chemin pour aller faire ma cour au roi de Prusse ?


Cependant ce n’est pas au prince,
Au conquérant d’une province,
Au politique, au grand guerrier,
Que je vais porter mon hommage ;
C’est au bel esprit, c’est au sage,
Que je prétends sacrifier :
Voilà l’excuse du voyage.

Puisqu’il a daigné jouer lui-même Jules César, dans une de ses maisons de plaisance, avec quelques-uns de ses courtisans, n’est-il pas bien juste que je quitte pour lui les Visigoths, qui ne veulent pas qu’on joue Jules César en France ? et faut-il que je me prive du plaisir de voir un savant, un bel esprit, enfin un homme aimable, parce qu’il porte malheureusement des couronnes électorales, ducales et royales ?


J’admire en lui l’esprit facile,
Toujours vrai, mais toujours orné ;

Et c’est un autre Cideville
Qui, par malheur, est couronné.

Un Diogène insupportable,
Moitié sophiste et moitié chien,
Croit placer le souverain bien
À donner tous les rois au diable.
Pour moi, je suis plus sociable
Je hais, il est vrai, tout lien ;
Mais être roi ne gâte rien,
Lorsque d’ailleurs on est aimable.

Vous m’avouerez encore que je dois au moins la préférence à Sa Majesté le roi de Prusse sur l’ancien évêque de Mirepoix.


Quand ce monarque singulier
Daigne d’un regard familier
Échauffer ma muse legère,
Me chérit et me considère,
Mon sort est toujours de deplaire
Au révérend père Boyer,
Lequel voudrait dans son foyer
Brûler et Racine et Molière,
Et la Henriade et Voltaire,
Et ma couronne de laurier :
C’est là ce qui me désespère.

Je veux, en partant de Berlin,
Demander justice au saint-père ;
J’irai baiser son pied divin,
Et chez vous je viendrai soudain
Avec indulgence plénière :
Car le sage Lambortini[2]
N’est point cagot atrabilaire ;
Il est rempli de la lumière
Di questi grandi Romani.
Admiré de la terre entière,
Des beaux-arts il est défenseur,
Et le successeur de saint Pierre
De Léon Dix est successeur.

Je veux avoir enfin Rome pour mon amie,
Et, malgré quelques vers hardis,
Je veux être un élu dans le saint paradis,
Si je suis réprouvé dans votre Académie.

Mais c’est trop se flatter de chercher à la fois
Et les agnus de Rome et les faveurs des rois ;
Non ! terminons en paix mon obscure carrière ;
Et du pape, et des grands, et des rois oublié,
Ne vivons que pour l’amitié,
C’est mon trône et mon sanctuaire.

  1. Cette petite retraite était dans la rue Traversière, près le Palais-Royal. Voltaire en parle dans sa lettre du 31 juillet 1745, à Maupertuis.
  2. Benoit XIV, auquel Voltaire dédia Mahomet, ou le Fanatisme en 1715.