Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1559

Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 189).

1559. ‑ DE BONNEVAL[1].
À Paris, ce 27 février[2].

J’ai été chez vous hier matin, monsieur, pour avoir l’honneur de vous voir : on m’a dit que vous étiez à la cour. Vous eussiez sans doute été surpris de ma visite, mais vous l’eussiez été davantage du motif qui l’occasionnait. Cependant je m’étais rassuré par les réflexions qui viennent naturellement à un esprit du premier ordre, et je me disais : Il est vrai que depuis 1725 je n’ai presque jamais eu l’honneur de voir M. de Voltaire, mais il n’ignore pas qu’il est dans une sphère qui ne permet pas à tout le monde de le voir ; il ne peut ignorer l’admiration que je lui ai vouée, et il ne pourrait en douter sans faire tort à mon discernement. Personne n’est plus en état aujourd’hui que moi de lui rendre justice, par l’habitude où j’ai été pendant un an de le voir dans ces sociétés où l’esprit et le cœur peuvent se montrer ce qu’ils sont sans danger. C’est de là que j’en ai jugé assez favorablement pour être persuadé qu’il aime à obliger.

Cette manière de penser, monsieur, m’a conduit chez vous pour vous prier de me prêter dix pistoles[3] dont j’ai un besoin instant, et de vous offrir, pour la restitution, une délégation de la même somme sur les arrérages d’une rente que m’a laissée une dame de votre connaissance, et qui ne vit plus depuis plusieurs années. Si les morts avaient quelque crédit, j’emploierais sa médiation auprès de vous. Vous ne l’auriez pas refusée vivante : peut-être vit-elle encore dans votre mémoire ; du moins elle le méritait par ses sentiments pour vous. Je les ai connus jusqu’à sa mort, dont j’ai été le triste témoin.

Cette prière, que je vous aurais faite chez vous, monsieur, je vous la fais aujourd’hui par écrit ; et si vous voulez y faire droit, vous le pouvez en m’adressant à qui il vous plaira de votre part, et je lui remettrai la délégation. Je croirais offenser la délicatesse de vos sentiments si j’employais ici ces tours d’une éloquence usée pour vous disposer à me rendre le service que je vous demande. Exposer un besoin à une personne qui pense noblement, c’est avoir tout dit ; j’ajouterai seulement que ma reconnaissance sera aussi vive que durable.

J’ai l’honneur d’être très-parfaitement, monsieur, votre très-humble, etc.

De Bonneval.
Rue Sainte-Anne, chez M. Dionis.

  1. Ce Bonneval est un fripon qui m’a volé autrefois dix louis, qui a été chassé de chez Montmartel, et qui a fait un libelle contre moi. (Apostille de M. de Voltaire sur l’original de cette lettre.) (K.)
  2. Dans l’édition de Kehl, cette lettre est datée de 1737, mais l’erreur est évidente de 1735 à 1743, Voltaire ne se trouva jamais à Paris à cette époque de l’année ; mais peut-être est-elle antérieure à 1735.
  3. Dans sa lettre à Mme Denis, du 20 décembre 1753, Voltaire dit que Bonneval lui demandait dix louis.