Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1464

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 89-91).
1464. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, ce 9 août.

Mme du Châtelet, monsieur, vous mande que je suis assez heureux pour soumettre à vos lumières un certain Prophète dont j’avais déjà eu l’honneur de vous réciter quelques scènes. Je voudrais pousser ce bonheur-là jusqu’à vous le présenter moi-même à Paris ; mais nous sommes encore loin d’une félicité si complète.

J’ai de plus à vous prévenir que vous n’en verrez qu’une copie très-informe. Depuis que la personne[1] qui doit vous prêter le manuscrit en est possesseur, j’y ai changé plus de deux cents vers, et, dans ces deux cents vers, il y a beaucoup de choses essentielles. Il n’y a pas moyen de vous envoyer la véritable leçon. Pardonnez-moi donc si vous n’avez qu’une ébauche informe. Je vous fais ma cour comme je peux, et certainement je voudrais mieux faire. Je voudrais pouvoir me vanter à moi-même de vous avoir amusé une heure ou deux, dussent ces deux heures m’avoir coûté deux ans de travail. Si vous aviez été jusqu’à Lille, je n’aurais pas manqué d’y retourner. Je vous aurais couru, comme les autres courent les princes. On dit que vous avez un fils[2] digne d’un autre siècle, mais non d’un autre père. Il fait de jolis vers.

Macte animo, generose puer[3] ! · · · · · · · · · · · · · · ·

Je croyais qu’on ne faisait plus de vers français qu’en Prusse et en Silésie. Je reçoies toujours quelques vers de Breslau et de Berlin voilà tout le commerce que j’ai avec le Parnasse.

Toute votre nation, à ce qu’on dit, veut passer le Rhin et la Meuse, sans trop savoir ce qu’ils y vont faire mais ils partent, ils font des équipages, ils vont à la guerre, et cela leur suffit. Ils chantent et dansent la première campagne la seconde, ils bâillent, et la troisième, ils enragent. Il n’y a pas apparence qu’ils fassent la troisième. Les choses semblent tournées de façon qu’on pourra faire bientôt frapper une nouvelle médaille de regna assignata. Il semble que la France, depuis Charlemagne, n’a jamais été dans une si belle situation mais de quoi tout cela servira-t-il aux particuliers ? Ils payeront le dixième de leurs biens, et n’auront rien à gagner.

Je reviens à Mahomet ; l’abbé Moussinot aura l’honneur de vous l’envoyer cacheté. Je vous prie instamment de me le renvoyer de même, sans permettre qu’il en soit tiré copie.

Adieu, monsieur ; aimez toujours beaucoup les belles-lettres, et daignez aussi aimer un peu l’homme du monde qui vous est attaché avec le respect le plus tendre.

  1. L’abbé coussinet.
  2. Antoine-René de Voyer d’Argenson, marquis de Paulmy, auquel une lettre du 20 février 1754 est adressée, naquit à Valenciennes, en 1722, dans le temps que son père était intendant du Hainaut. Il fut nommé avocat du roi, au châtelet, en 1742. (Cl.)

  3. Macte nova virtute, puer ; sic itur ad astra.
    (Virg.,. Æn., IX, 641.)