Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1465

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 91-92).

1465. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Bruxelles, 10 août.

Je ne mettrai pas, mon cher aplatisseur de mondes et de Cassinis, de tels quatrains[1] au bas du portrait de Christianus Wolffius. Il y avait longtemps que j’avais vu, avec une stupeur de monade, quelle taille ce bavard germanique assigne aux habitants de Jupiter. Il en jugeait par la grandeur de nos yeux et par l’éloignement de la terre au soleil ; mais il n’a pas l’honneur d’être l’inventeur de cette sottise, car un Wolffius met en trente volumes les inventions des autres, et n’a pas le temps d’inventer. Cet homme-là ramène en Allemagne toutes les horreurs de la scolastique surchargée de raisons suffisantes, de monades, d’indiscernables, et de toutes les absurdités scientifiques que Leibnitz a mises au monde par vanité, et que les Allemands étudient parce qu’ils sont Allemands.

C’est une chose déplorable qu’une Française telle que Mme du Châtelet ait fait servir son esprit à broder ces toiles d’araignée. Vous en êtes coupable, vous, qui lui avez fourni cet enthousiaste de König, chez qui elle puisa ces hérésies qu’elle rend si séduisantes.

Si vous étiez assez généreux pour m’envoyer votre Cosmologie[2], je vous jurerais bien, par Newton et par vous, de n’en pas tirer de copie, et de vous la renvoyer après l’avoir lue. Il ne faut pas que vous mettiez la chandelle sous le boisseau…[3] ; et, en vérité, un homme qui a le malheur d’avoir lu la Cosmologie de Christian Wolff a besoin de la vôtre pour se dépiquer.

Est-il vrai qu’Euler est à Berlin ? Vient-il faire une académie au rabais ? Le comte Algarotti vous a-t-il écrit ? Je m’imagine que la même âme charitable qui m’avait fait une tracasserie avec votre très-vive philosophie m’en a fait une avec sa politique.

Le roi m’écrit toujours comme à l’ordinaire, et dans le même style. Keyserlingk est toujours malade à Berlin, où je crois qu’il s’ennuie, et où probablement vous ne vous ennuierez plus. On dit que vous allez dans un lieu beaucoup plus agréable, et chez une dame[4] qui vaut mieux que tous les rois que vous avez vus. Il n’y a pas d’apparence que celle-là devienne wolffienne.

Plus on lit, plus on trouve que ces métaphysiciens-là ne savent ce qu’ils disent ; et tous leurs ouvrages me font estimer Locke davantage. Il n’y a pas un mot de vérité, par exemple, dans tout ce que Malebranche a imaginé ; il n’y a pas jusqu’à son système sur l’apparente grandeur des astres à l’horizon qui ne soit un roman. Smith a fait voir, en dernier lieu, que c’est un effet très-naturel des règles de l’optique[5]. Votre vieille Académie sera encore bien fâchée de cette nouvelle vérité découverte en Angleterre. Cependant Privat de Molières (qui ne vaut pas Poquelin de Molière) approfondit toujours le tourbillon, et les professeurs de l’Université enseignent ces chimères ; tant les professeurs de toute espèce sont faits pour tromper les hommes !

Bonsoir. Mme du Châtelet, qui dans le fond de son cœur sent bien que vous valez mieux que Wolff, vous fait des compliments dans lesquels il y a plus de sincérité que dans ses idées leibnitziennes. Je suis à vous pour jamais.

  1. Les vers pour le portrait de M. de Maupertuis étaient joints à cette lettre ; on les a vus dans celle à M. de Locmaria, du 17 juillet. (K.)
  2. L’Essai de Cosmologie fut imprimé, pour la première fois, en 1751, in-12, et réimprimé dans les Œuvres de Maupertuis, 1752, in-4o. Voyez ce que Voltaire en dit, tome XXIII, pages 535-540 ; cet Essai de Cosmologie fut l’occasion de la dispute de Maupertuis avec König, dispute qui fit naître l’Histoire du docteur Akakia ; voyez tome XXIII, page 559.
  3. Matthieu, v, 15 ; Marc, iv, 21 ; Luc, xi, 33
  4. Mme la duchesse d’Aiguillon douairière. (K.)
  5. La solution de Smith, bien examinée, se trouve être la même que celle de Malebranche. (K.) Voyez la note de la page 476 du tome XXII.