Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1461

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 85-87).

1461. — À M. DE CIDEVILLE.
Bruxelles, ce 19 juillet.

Mon cher ami, celui qui a fait un examen si approfondi et si juste de Mahomet est seul capable de faire la pièce. Vous avez développé et éclairci beaucoup de doutes obscurs que j’avais ; vous m’avez déterminé tout d’un coup sur deux points très-importants de cet ouvrage.

Le premier, c’est la résolution que prenait ou semblait prendre Mahomet, dès le second acte, de faire assassiner Zopire par son propre fils, sans être forcé à ce crime. C’était sans doute un raffinement d’horreur qui devait révolter, puisqu’il n’était pas nécessaire. Il y avait là deux grands défauts, celui d’être inutile, et celui de n’être pas assez expliqué.

Voici à peu près comme je compte tourner cet endroit. Voyez si vous l’approuvez, car j’ai autant de confiance en vous que de défiance de moi-même.

Le second point essentiel, c’est la disparate de Mahomet au cinquième acte, qui envoie chercher des filles dans son boudoir quand le feu est à la maison. Je crois qu’il ne sera pas mal que Palmire vienne elle-même se présenter à lui pour lui demander la grâce de son frère : alors les bienséances sont observées, et cette action même de Palmire produit un coup de théâtre.

J’aurais voulu pouvoir retrancher l’amour mais l’exécution de ce projet a toujours été impraticable, et je me suis heureusement aperçu, à la représentation, que toutes les scènes de Palmire ont été très-bien reçues, et que la naïveté tendre de son caractère faisait un contraste très-intéressant avec l’horreur du fond du sujet.

La scène, au quatrième acte, avec Séide, qui la consulte, et leur innocence mutuelle concourant au plus cruel des crimes, la mort de leur père devenue le prix de leur amour, tout cela faisait au théâtre un effet que je ne peux vous exprimer et il me semble que cette scène est aussi neuve qu’elle est touchante et terrible. Je dis plus, cette scène est nécessaire, et sans elle l’acte serait manqué. Je n’ai vu personne qui n’ait pensé ainsi, à la lecture et à la représentation.

Il y a bien d’autres détails dont je vous remercie mais, au lieu de les discuter, je vais les corriger. Je ne sais ce que vous voulez dire d’un à l’invincible Omar ; il y a

Et l’invincible Omar, et ton amant peut-être[1].

Ce peut-être me paraît un correctif nécessaire pour un jeune homme qui se fait de fête avec Mahomet et Omar.

Je ne trouve point le mot de ciment[2] de l’amitié bas, et j’avoue que j’aime fort haine invétérée ; crie encore à son père[3] me paraît aussi, je vous l’avoue, bien supérieur à invoque encor son père. L’un peint et donne une idée précise, l’autre est vague.

La métaphore des flambeaux de la haine consummés des mains du Temps[4] me paraît encore très-exacte. Le temps consume un flambeau précisément et physiquement, comme il consume du marbre, en enlevant les parties insensibles. L’insecte insensible[5] n’est pas l’insecte qui ne sent pas, mais qui n’est pas senti. L’indigne partage me paraît aussi mauvais qu’à vous ;

Des trônes renversés en sont la récompense[6] ;


ils sont alors, dites-vous, de peu de valeur ; non, non, les morceaux en sont bons.

Mais je me laisse presque entraîner à un petit air de dispute, lorsqu’il ne faut que travailler. Il faut que je vous dise encore pourtant que tout le monde a exigé absolument quelques petits remords à la fin de la pièce, pour l’édification publique. Au reste, mon cher ami, je suis bien loin de croire la pièce finie je ne l’ai fait jouer et je ne vous l’ai envoyée que pour savoir si je la finirais.

Si le sujet était tout neuf, il était aussi bien épineux. C’est un nouveau monde à défricher. Je vais renoncer pour un temps à mes anciennes occupations, pour reprendre Mahomet en sous-œuvre. La peine que vous avez bien voulu prendre m’encourage à en prendre beaucoup. J’aurai sans cesse votre excellente critique devant les yeux.

Adieu, cher ami, aussi utile qu’aimable ; renvoyez cette faible esquisse à l’abbé Moussinot, et prions, chacun de notre côté, les dieux qui président aux lettres et à la douceur de la vie qu’ils nous réunissent un jour.

  1. Voyez tome IV, pages 119 et 164. Nous avons mis en variante le dernier hémistiche du vers cité par Voltaire.
  2. Le Fanatisme, acte II, scène v.
  3. Acte I, scène i.
  4. Ibid.
  5. Acte I, scène iv.
  6. Ibid.