Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1457

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 80-82).

1457. – À M. DE CIDEVILLE.
Bruxelles, ce 11 juillet.

Vir bonus et prudens versus reprehendet inertes ;
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Fiet Aristarchus.

(Hor., de Arte poet., v. 445 et 450.)

Voilà comme il faut des amis. Dites-moi donc votre sentiment, mon cher Aristarque, et ayez la bonté de renvoyer bien cacheté à l’abbé Moussinot ce que[1] j’ai soumis à vos lumières. Si Mahomet n’est pas votre prophète, soyez le mien. Il serait plus doux de se parler que de s’écrire ; mais la destinée recule toujours le temps heureux où Paris doit nous réunir. Nous y habiterons un jour, je n’en veux pas douter ; mais j’y arriverai vieilli par les maladies et par la faiblesse de mon tempérament. Le cœur ne vieillit point, je le sais bien mais il est dur aux immortels de se trouver logés dans des ruines. Je rêvais, il n’y a pas longtemps, à cette décadence qui se fait sentir de jour en jour, et voici comme j’en parlais, car il faut que je vous fasse cette douloureuse confidence.

Si vous voulez que j’aime encore[2],
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez, s’il se peut, l’aurore.

Des baux lieux où le dieu du vin
Avec l’Amour tient son empire,
Le Temps, qui me prend par la main,
M’avertit que je me retire.

Quoi ! pour toujours vous me fuyez,
Tendresse, illusion, folie,
Dons du ciel, qui me consoliez
Des amertumes de la vie !

Que le matin touche à la nuit !
Je n’eus qu’une heure ; elle est finie.
Nous passons ; la race qui suit
Déjà par une autre est suivie.

On meurt deux fois, je le vois bien ;
Cesser d’aimer et d’être aimable,
C’est une mort insupportable ;
Cesser de vivre, ce n’est rien.

Ainsi je déplorais la perte
Des erreurs de mes premiers ans ;
Et mon âme aux désirs ouverte
Regrettait ses égarements.

Du ciel alors daignant descendre,
L’Amitié vint à mon secours ;
Elle est plus égale, aussi tendre,
Et moins vive que les Amours.

Touché de sa beauté nouvelle,
Et de sa lumière éclairé,
Je la suivis, mais je pleurai
De ne pouvoir plus suivre qu’elle.

Cette amitié est pourtant une charmante consolation. Eh ! qui m’en fait connaître le prix mieux que vous ? L’amour, à qui vous avez si bien sacrifié toute votre vie, n’a servi qu’à vous rendre tendre pour vos amis, et à rendre votre société encore plus délicieuse. Cependant vous plaidez, et vous voilà près des degrés du palais. Quel métier pour vous et pour Mme du Châtelet de passer son temps avec des exploits et des contredits ! Je défie votre chicane de Rouen d’être plus chicane que celle de Bruxelles. Un beau matin nous devrions laisser là toutes ces amertumes de la vie, et nous rassembler avec Levia carmina et faciles versus. N’êtes-vous pas à présent avec votre procureur ? Mme du Châtelet est avec le sien. Mais moi, je suis avec vous deux. Adieu, bonsoir, charmant ami. Je vais m’enfoncer dans le travail, qui, après l’amitié, est une grande consolation.

  1. Le Fanatisme ou Mahomet le prophète.
  2. Les huit stances qui suivent ont été rétablies ici par M. Clogenson, telles qu’elles sont dans l’original autographe ; on retrouvera cette pièce avec deux stances de plus dans le tome VIII.