Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1456

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 78-80).

1456. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Bruxelles, le 1er juillet.

Je suis très-mortifié, monsieur, que vous soyez assez leibnitzien pour imaginer que vous avez une raison suffisante d’être en colère contre moi. Je crois, pour moi, que votre fâcherie est un de ces effets de la liberté de l’homme, dont il n’y a point de raison à rendre.

En vérité, si on vous avait fait quelques rapports, n’était-ce pas à moi-même qu’il fallait vous adresser ? Ne connaissez-vous pas mes sentiments et ma franchise ? Puis-je avoir quelque sujet et quelque envie de vous nuire ? Prétends-je être meilleur géomètre que vous ? Ai-je pris parti pour ceux qui n’ont pas été de votre sentiment ? Ai-je manqué une occasion de vous rendre justice ? N’ai-je pas parlé de vous au roi de Prusse, comme j’en ai parlé à toute la terre ?

Je vous avoue qu’il est bien dur d’avoir fait tant d’avances pour n’en recueillir qu’une tracasserie. Si vous aviez passé par Bruxelles, vous auriez bien connu votre injustice. Voilà, ce me semble, de ces cas où il est doux d’avouer qu’on a tort.

Quand je vous priai de m’excuser auprès du roi de Prusse de ce que je ne lui écrivais point, c’est qu’en effet je pensais que vous lui écririez en partant de Berlin, et que vous ne partiriez pas avant d’avoir reçu ma lettre.

J’ai été fort occupé, et ensuite j’ai été malade cela m’ôtait la liberté d’esprit nécessaire pour écrire ces lettres moitié prose et moitié vers, qui me coûtent beaucoup plus qu’au roi. Je n’ai point d’imagination quand je suis malade, et il faut que je demande quartier. Ce commerce épistolaire est plus vif que jamais. Je ne reviens point de mon étonnement de recevoir des lettres pleines de plaisanteries du camp de Mollwitz et d’Ottmachau. Vous pensez bien que votre prise n’a pas été oubliée dans les lettres du roi ; mais il n’y a rien qui doive vous déplaire, et, s’il parle de votre aventure comme aurait fait l’abbé de Chaulieu, je me flatte qu’il en a usé ou en usera avec vous comme eût fait Louis XIV mais, encore une fois, il fallait passer par Bruxelles pour se dire sur cela tout ce qu’on peut se dire.

Mme du Châtelet[1] n’a point reçu une lettre qu’il me semble que vous dites lui avoir écrite de Francfort. Mandez-lui, elle vous en prie, si c’est de Francfort que vous lui avez écrit cette lettre qui n’est point parvenue jusqu’à elle, et si vous avez été instruit qu’on imprimât dans cette ville les Institutions de physique. M. de Crousaz[2], le philosophe le moins philosophe, et le bavard le plus bavard des Allemands, a écrit une énorme lettre à Mme du Châtelet, dont le résultat est qu’il n’est pas du sentiment de Leibnitz, parce qu’il est bon chrétien.

Je vous prie d’embrasser pour moi M. Clairaut. Je pourrais lui écrire une lettre à la Crousaz sur les forces vives ; je l’avais déjà commencée, mais je la lui épargne. Il me semble que tout est dit sur cela, que ce n’est plus qu’une question de nom.

Il n’en est pas ainsi de mes sentiments pour vous c’est la chose la plus décidée. Ne soyez jamais injuste avec moi, et soyez sûr que je vous aimerai toute ma vie.

  1. Cette dame avait écrit à Maupertuis, le 2 et le 29 mai 1741, des lettres qui font partie du recueil imprimé, en 1818, sous le titre de Lettres inédites de Mme la marquise du Châtelet.
  2. Voyez une note sur la lettre 968.