Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1453

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 73-75).

1453. – À M. THIERIOT.
À Bruxelles, le 21 juin.

Je vous avoue que je suis étonné et embarrassé de l’affaire de votre pension. Je ne peux douter que vous ne la touchiez tôt ou tard. Si vous n’entendez parler d’ici à un mois que des affaires de Hongrie, et point des vôtres, et si vous jugez à propos de m’employer, je prendrai la liberté de faire souvenir Sa Majesté prussienne de ses promesses ; si même vous croyez que je doive écrire à présent, je ne balancerai pas. Mon crédit, à la vérité, est aussi médiocre que les bontés continuelles dont le roi m’honore sont flatteuses. Il pourrait très-bien souffrir mes vers et ma prose, et faire très-peu de cas de mes recommandations. Mais enfin j’ai quelque droit de lui écrire d’une chose dont j’ai osé lui parler, et sur laquelle j’ai sa parole. La dernière lettre que j’ai reçue est du 3 juin[1]. Je pourrais, dans ma réponse, glisser une commémoration très-convenable de vos services et de vos besoins.

Vous me ferez plaisir de m’apprendre à quel point M. de Maupertuis est satisfait, et ce que Sa Majesté prussienne a ajouté à la manière distinguée dont elle l’a toujours traité. Vous pouvez me parler avec une liberté entière, et compter sur ma discrétion comme sur mon zèle.

Les vers qui regardent le roi de Prusse, et qui sont en manuscrit à quelques exemplaires de la Henriade, ne sont plus convenables[2] : ils n’étaient faits que pour un prince philosophe et pacifique, et non pour un roi philosophe et conquérant. Il ne me siérait plus de blâmer la guerre, en m’adressant à un jeune monarque qui la fait avec tant de gloire.

Vous savez d’ailleurs qu’il avait fait commencer une édition gravée de la Henriade. Je ne sais si les affaires importantes qui l’occupent lui permettront de continuer[3] à me faire cet honneur ; mais, soit qu’on la réimprime à Berlin, soit qu’on la grave en Angleterre, je ne pourrai me dispenser de changer cette dédicace d’une manière convenable au sujet et au temps.

À l’égard de ces additions et de ces corrections en vers et en prose que je vous ai envoyées, vous sentez bien qu’il ne faut jamais que cela passe en des mains profanes. Ce qui est bon pour deux ou trois personnes sensées ne l’est point pour le grand nombre. Je vous prie donc de ne vous en point dessaisir. Ce n’est pas que je pense qu’il y ait rien de dangereux dans ces petites additions ; mais, quelque circonspection que j’apporte dans ce que j’écris, on en peut toujours abuser. Je passerais pour coupable des mauvaises interprétations que la malignité fait trop aisément ; enfin je ne dois donner aucune prise. Je me crois d’autant plus obligé à une extrême retenue, que les obligations que j’ai à monsieur le cardinal m’imposent un nouveau devoir de les justifier par la conduite la plus mesurée. Je dois particulièrement ses bontés à Mme du Châtelet, dont il a senti tout le mérite dans les entretiens qu’il eut avec elle à Fontainebleau, et pour laquelle il a conservé la plus grande estime et les attentions les plus flatteuses. Tout cela redouble en moi l’envie de lui plaire et je vous avoue que quand on voit dans les pays étrangers comment on pense de lui, et avec quel respect on le regarde[4], cette envie-là ne diminue pas.

M. d’Argenson m’a prévenu. Je voulais faire relier proprement ce recueil pour vous prier de lui en faire présent de ma part ; il s’est saisi d’un bien qui était à lui, et que j’aurais voulu lui offrir. Je vous prie de l’assurer de mes plus tendres respects. Je vous embrasse et vous souhaite tranquillité, santé et fortune.

  1. C’est probablement la lettre 1447, datée du 2.
  2. Voyez, tome XXXV, la note de la page 251.
  3. Cette édition de la Henriade, dont Frédéric parle dans sa lettre du 16 mai 1739, et pour laquelle il composa la préface, en resta là, grâce aux occupations multipliées du conquérant de la Silésie, et, surtout, à sa très-stricte économie. (Cl.)
  4. Voltaire savait à quoi s’en tenir sur ce point ; et il ne parlait ainsi que pour les employés de la poste, qui décachetaient ses lettres et en faisaient des extraits. (Cl.)