Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1443

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 58-59).

1443. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, le 27 mai.

Je n’apprends qu’aujourd’hui, mon cher ami, que ce manuscrit de Mahomet, dont je vous destinais l’hommage depuis si longtemps, est enfin arrivé à Paris, malgré les saints inquisiteurs. Ce bon musulman est entre les mains d’un docteur de Sorbonne, nommé l’abbé Moussinot, cloître Saint-Merry, et cet abbé n’attend que vos ordres pour vous l’envoyer par la voie que vous voudrez.

Je vous prie instamment de le lire avec des yeux de critique, et non pas avec ceux d’un ami. J’ai essayé, comme vous savez, la pièce à Lille. La Noue ne s’en est pas mal trouvé mais je ne regarde les jugements de Lille que comme une sentence de juges inférieurs qui pourrait bien être cassée à votre tribunal. Vous consulter de loin, mon cher Cideville, c’est une consolation d’une si longue absence ; si je vivais avec vous, je vous consulterais tous les jours.

Pourquoi ne pouvez-vous pas faire comme le jeune Helvétius, qui est venu passer ici quelques jours ? Nous avons parlé de belles-lettres, nous avons rempli toutes nos heures ce serait avec vous surtout qu’un pareil commerce serait délicieux, sed nos fata premunt. Où êtes-vous à présent, et que faites-vous ? Cueillez-vous les fleurs du Parnasse, ou arrachez-vous les chardons de la chicane ? Il me semble que vous m’aviez écrit que quelquefois la malheureuse nécessité de plaider vous arrachait à l’étude et au plaisir ; c’est le cas où est Mme du Châtelet.

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva ;
Nos patriam fugimus.

(Virg., ecl. i, v. 3.)

Et pourquoi ? Pour plaider six ou sept ans en Brabant. Personne ne mène la vie qu’il devrait mener. Voilà-t-il pas le roi de Prusse,

L’enragé qu’il était, né roi d’une province,
Qu’il pouvait gouverner en bon et sage prince,

(Boileau, sat. viii, v. 103.)

qui s’en va hasarder sa vie en Silésie contre des housards ! Maupertuis, qui pouvait vivre heureux en France, cherche à Berlin le bonheur, qui n’y est pas, et se fait prendre par des paysans de Moravie, qui le mettent tout nu et lui prennent plus de cinquante théorèmes[1] qu’il avait dans ses poches.

J’ai été plus sage j’ai revolé bien vite vers Émilie. Le roi de Prusse m’en a un peu boudé. Depuis les incivilités qu’il a faites à la reine de Hongrie[2], il souffre impatiemment qu’on lui préfère une femme. Il m’a fait des coquetteries immédiatement après la bataille de Mollwitz, et actuellement que je vous écris je lui dois deux lettres.

Mais il faut que je vous préfère :
Car, dùt-il être mon appui,
Vous faites des vers mieux que lui,
Et votre amitié m’est plus chère.

Il ne doit aller qu’après vous et Mme du Châtelet ; chacun doit être à sa place. Il n’est que roi au bout au compte, et vous êtes le plus aimable des hommes. Adieu je vous embrasse.

  1. Parmi ces théorèmes se trouva une montre de Graham, à laquelle Maupertuis attachait un grand prix ; François-Étiennee époux de Marie-Thérèse, lui en donna une du même artiste, à Vienne. (Cl.)
  2. Marie-Thérèse, fille de l’empereur Charles VI.