Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1439

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 54-56).

1439. À M. LE PRÉSIDENT HÉNAULT.
À Bruxelles, ce 15 mai.

J’ai reçu hier bien tard, monsieur, la lettre dont vous m’avez honoré le 19 avril, et qui était adressée à Valenciennes. Je n’ai pas été assez heureux pour voir M. de Boufflers[1] dans son ermitage, ni M. de Séchelles[2] dans son royaume. Le procès de Mme du Châtelet nous a rappelés à Bruxelles. Je voudrais bien que vous jugeassiez, en dernier ressort, celui de Mahomet, auquel vous avez la bonté de vous intéresser. Il y avait très-longtemps que j’avais commencé cet ouvrage, aussi bien que Mérope ; je les avais tous deux abandonnés, soit à cause de la difficulté du sujet, soit que d’autres études m’entrainassent et que je fusse un peu honteux de faire toujours des vers entre Newton et Leibnitz. Mais depuis que le roi de Prusse en fait après une victoire, il ne faut pas rougir d’être poëte. N’aimez-vous pas le style de sa lettre ? On dit les Autrichiens battus, et je crois que c’est vrai ; et de là, sans penser à sa bataille, il m’écrit une demi-douzaine de stances, dont quelques-unes ont l’air d’avoir été faites à Paris par des gens du métier. S’il peut y avoir quelque chose de mieux que de trouver le temps d’écrire dans de pareilles circonstances, c’est assurément d’avoir le temps de faire de jolis vers. Il ne manque à Mme du Châtelet que des vers, après avoir vaincu le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; mais elle fait mieux : elle daigne toujours avoir de l’amitié pour moi, quoique je ne sois point du tout de son avis. Elle me trouva, ces jours passés, écrivant au roi de Prusse. Il y avait dans ma lettre :

Songez que les boulets ne vous épargnent guère ;
Que du plomb, dans un tube entassé par des sots,
Peut casser aisément la tête d’un héros
Lorsque, multipliant son poids par sa vitesse,
Il fend l’air qui résiste, et pousse autant qu’il presse[3].

Elle mit de sa main : par le carré de sa vitesse. J’eus beau lui dire que le vers serait trop long ; elle répondit qu’il fallait toujours être de l’avis de Leibnitz, en vers et en prose ; qu’il ne fallait point songer à la mesure des vers, mais à celle des forces vives. Si vous ne sentez pas bien la plaisanterie de cette dispute, consultez l’abbé de Molières ou Pitot, gens fort plaisants, qui vous mettront au fait. N’allez-vous pas, monsieur, acheter bien des livres à l’inventaire de la bibliothèque de Lancelot[4] ? Le roi de Prusse a renvoyé votre bibliothécaire Dumolard. Il paraît qu’il ne paye pas les arts comme il les cultive, ou peut-être Dumolard s’est-il lassé d’attendre. Je lui rendrai toujours tous les services qui dépendront de moi vous ne doutez pas que je ne m’intéresse vivement à un homme que vous protégez.

Je serais bien curieux de voir ce que vous avez rassemblé sur l’Histoire de France. Vous vous êtes fait une belle occupation, et bien digne de vous. Je vis toujours dans l’espérance de m’instruire un jour auprès de vous, et de profiter des agréments de votre commerce ; mais la vie se passe en projets, et on meurt avant d’avoir rien fait de ce qu’on voulait faire. Il est bien triste d’être à Bruxelles quand vous êtes à Paris. Mme du Châtelet, qui sent comme moi tout ce que vous valez, vous fait mille compliments. Quand vous passerez par la rue de Beaune, souvenez-vous de moi.

Vous savez que le prince Charles de Lorraine vient à Bruxelles ; que le prince royal de Saxe n’épouse plus l’archiduchesse ; et que la chose du monde dont on s’aperçoit qu’on peut se passer le plus aisément, c’est un empereur.

  1. Joseph-Marie, duc de Boufflers, cité à la fin de la lettre 1431 ; né en 1706 ; gouverneur de la Flandre ; mort en 1747.
  2. Jean Moreau de Séchelles, né le 10 mai 1690, nommé intendant du Hainaut en 1727, et de Flandre en 1743 ; contrôleur général des finances en 1754 ; mort le 31 décembre 1760. Le conventionnel Hérault de Séchelles était l’arrière-petit-fils de Moreau de Séchelles, la fille de celui-ci étant devenue, en 1732, la femme du lieutenant général de police René Hérault, à qui sont adressées plusieurs lettres de la Correspondance. (Cl.)
  3. Ces vers se trouvent, avec quelques corrections, dans l’Épître datée du 20 avril 1741, tome X.
  4. Antoine Lancelot, mort le 8 novembre 1740. Ce savant littérateur laissa une bibliothèque fort riche, dont le Catalogue fut publié par G. Martin en 1741.