Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1431

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 46-47).

1431. — À M. L’ABBÉ DE VALORI.
Bruxelles, le 2 mai.

Si quelque chose, monsieur, pouvait augmenter les regrets que vous me laissez, ce serait votre attention obligeante. Vous êtes né pour faire les charmes de la société. Vous ne vous contentez pas de plaire, vous cherchez toujours à obliger. À peine recevez-vous une relation intéressante que vous voulez bien nous en faire part. Vous vous donnez la peine de transcrire tout l’article qui regarde le pauvre Maupertuis. Je viens de le lire à Mme du Châtelet ; nous en sommes touchés aux larmes. Mon Dieu ! quelle fatale destinée ! Qu’allait-il faire dans cette galère[1] ? Je me souviens qu’il s’était fait faire un habit bleu ; il l’aura porté sans doute en Silésie, et ce maudit habit aura été la cause de sa mort. On l’aura pris pour un Prussien ; je reconnais bien les gens appartenant à un roi du Nord, de refuser place à Maupertuis dans le carrosse. Il y a là une complication d’accidents qui ressemble fort à ce que fait la destinée quand elle veut perdre quelqu’un ; mais il ne faut désespérer de rien peut-être est-il prisonnier, peut-être n’est-il que blessé ?

J’apprends dans le moment, monsieur, que Maupertuis est à Vienne, en bonne santé. Il fut dépouillé par les paysans dans cette maudite Forêt-Noire, où il était comme don Quichotte faisant pénitence. On le mit tout nu ; quelques housards, dont un parlait français, eurent pitié de lui, chose peu ordinaire aux housards. On lui donna une chemise sale, et on le mena au comte Neipperg. Tout cela se passa deux jours avant la bataille. Le comte lui prêta cinquante louis avec quoi il prit sur-le-champ le chemin de Vienne, comme prisonnier sur sa parole ; car on ne voulut pas qu’il retournât vers le roi, après avoir vu l’armée ennemie, et on craignit le compte qu’en pouvait rendre un géomètre. Il alla donc à Vienne trouver la princesse de Lichtenstein, qu’il avait fort connue à Paris : il en a été très-bien reçu, et on le fête à Vienne comme on faisait à Berlin. Voilà un homme né pour les aventures.

S’il avait eu celle de vivre avec vous, monsieur, pendant huit jours, il n’en chercherait point d’autres c’est bien ainsi que pense Mme du Châtelet. Le nom de Valori lui est devenu cher. Elle vous fait les plus sincères compliments, ainsi qu’à toute votre aimable famille. Permettez-moi d’y joindre mes respects, et de remercier les yeux à qui j’ai fait répandre des larmes[2].

Voulez-vous bien encore, monsieur, que je fasse par vous les assurances de mon respectueux dévouement pour M. le duc de Boufflers[3] et pour Mme de La Granville[4] ? C’est avec les mêmes sentiments que je serai toute ma vie, monsieur, etc.

  1. Fourberies de Scapin, acte II, scène ii.
  2. Pendant les huit jours que Voltaire passa chez Mme Denis, à Lille, avec Mme du Châtelet, La Noue et sa troupe donnèrent trois représentations de la tragédie de Mahomet, dans la salle de spectacle, située alors sur la place de Ribour, aujourd’hui place de la Mairie. Cette salle n’existe plus. Il paraît que l’enthousiasme des habitants de Lille pour Mahomet fut vif, car Mme du Châtelet dit, dans une lettre du 18 mai 1741, à d’Argental « Nous pensâmes exciter une émeute dans le parterre, parce que nous balancions à accorder la troisième représentation. » Outre ces trois représentations, dans lesquelles La Noue joua le rôle de Mahomet, et Mlle Gautier celui de Palmire, il en fut donné une, pour satisfaire la curiosité du clergé, à l’Intendance, rue Française, édifice où a siégé la préfecture de Lille jusqu’en 1826. Les ecclésiastiques les plus pieux et les plus éclairés de la ville y assistèrent, et applaudirent beaucoup la pièce, que les bigots reçurent bien autrement, à Paris, au mois d’auguste 1742. L’abbé de Valori assista, avec sa famille, à la représentation donnée à l’Intendance, à Lille. (Cl.)
  3. Cité dans la lettre 1439.
  4. Femme de l’intendant de Flandre.