Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1427

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 40-42).

1427. À M. THIERIOT.
Bruxelles, ce 6 avril.

J’étais instruit du quiproquo avant d’avoir reçu votre lettre, et j’avais heureusement déjà renvoyé à M. des Alleurs l’original de la main de M. de Poniatowski. Ainsi je crois que la petite méprise est entièrement réparée, et que M. des Alleurs verra que ce malentendu vient uniquement du secrétaire, et non de vous. Il ne mettra dorénavant sa délicatesse qu’à vous aimer davantage.

J’ignore comme vous, pour le présent, les arrangements de votre pension. Le roi de Prusse a eu la bonté de m’écrire du 19 mars[1], du fond de la Silésie mais quoique j’eusse trouvé le secret de le faire souvenir en vers de vous et de Dumolard, et de quelques petits projets concernant les belles-lettres, il n’est occupé présentement que de récompenser ceux qui ont pris le grand Glogau.

Je suis très-sûr que les Muses auront leur tour après Bellone, et que vous aurez infailliblement votre pension. Sa Majesté ne me dit point que M. de Maupertuis soit déjà en Silésie ; apparemment qu’il était parti depuis cette lettre écrite. Je suis fâché que M. Dumolard se soit dégoûté sitôt il me semble que Sa Majesté voulait lui donner une pension de deux mille livres mais il y a toujours dans toutes les affaires quelque chose qu’on ne voit point, et qui change les choses que l’on voit. Je m’intéresse tendrement aux vôtres, et je me flatte que votre pension assurée et bien payée vous mettra en état de jouir d’un loisir heureux et de cette indépendance nécessaire au bonheur, surtout à un certain âge, où il faut vivre et penser un peu pour soi.

Je vous enverrai cette édition moitié imprimée, moitié manuscrite. Vous y trouverez quelques changements à la Henriade, et à tous mes autres ouvrages. Je ne sais ce qu’est devenue l’édition que le roi de Prusse avait fait commencer en Angleterre. L’entreprise de la Silésie a tout suspendu.

On dit que les belles-lettres sont encore plus négligées à Paris qu’à Berlin. La comédie est tombée par la retraite de Dufresne et de Mlle Quinault. Les petits vers dont vous me parlez, et qui m’échappent quelquefois dans mes lettres, ne ressusciteront pas la littérature : ces bagatelles n’ont de prix qu’autant qu’elles font l’agrément de la société mais ce n’est rien pour le public. Il est plus difficile de faire dix vers dans le goût de Boileau que mille dans celui de Chapelle et de Chaulieu.

On dit qu’on va rejouer l’Enfant prodigue, malgré le mal qu’on vous en a dit. On a réimprimé aussi mes pièces fugitives et mes épitres[2], mais on n’y a pas mis les corrections d’un homme difficile[3] qui voulait, au lieu de

Le chien meurt en léchant le maitre qu’il chérit,

(Discours sur la Modération, v. 20.)

mettre

Le chien lèche en criant le maitre qui le bat.

Je crois qu’à présent vous n’êtes plus tant de l’avis de ce juge sévère, qui critique et qui corrige si bien. Je n’ai jamais vu d’homme à humeur qui eût le goût sûr. Vous penserez toujours mieux par vous-même que quand vous vous prêterez au jugement des demi-poëtes qui critiquent tous les vers, et des demi-philosophes qui veulent douter de tout.

J’ai grand intérêt que vous consultiez toujours avec moi votre propre cœur. Le mien est toujours plein pour vous de la plus véritable amitié, et vous me trouverez toujours tel que j’ai été dans tous les temps.

Adieu, je vous embrasse de tout mon cœur j’attends pour vous le mois de juin avec plus d’impatience que l’élection d’un empereur car peu m’importe qu’il y ait des césars, et il m’importe beaucoup que mon ami soit heureux.

  1. Cette lettre parait perdue. Il en est de même des vers de Voltaire où Dumolard et Thieriot étaient recommandés.
  2. Les Épîtres sur le Bonheur, ou Discours sur l’Homme.
  3. La Popelinière. Voyez la lettre 1305.