Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1425

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 37-39).

1425. — À M. DE MAIRAN,
à paris.
À Bruxelles, le 1er avril.

Me voici, monsieur, tout à travers du schisme. Je suis toujours le confesseur de votre évangile, au milieu même des tentations. Je vous envoie mon petit grimoire[1] ; vous verrez seulement, par la première partie, si je vous ai bien entendu ; et, en cas que vous trouviez quelques réflexions un peu neuves dans la seconde, vous pourrez montrer mes questions à votre aréopage.

Je serai curieux de savoir si on croit que je suis dans le bon chemin. Voilà tout ce que je prétends. Je ne veux point une approbation, mais une décision. Ai-je tort ? Ai-je raison ? Ai-je bien ou mal pris vos idées ?

Vous recevrez peut-être la réponse de Mme la marquise du Châtelet imprimée[2], en recevant mon manuscrit. Puisque vous avez eu la patience de lire mon essai sur la métaphysique de Leibnitz, vous avez déjà vu que l’amitié ne me donne ni ne m’ôte mes opinions. Ce petit traité, mal imprimé en Hollande, fait partie d’une introduction aux Éléments de Newton qu’on réimprime ; et c’est à Mme du Châtelet elle-même que j’adresse et que je dédie cet ouvrage, dans lequel je prends la liberté de la combattre. Il me semble que c’est là, pour les gens de lettres, un bel exemple qu’on peut être tendrement et respectueusement attaché à ceux que l’on contredit[3].

Je me flatte donc que votre petite guerre avec Mme du Châtelet ne servira qu’à augmenter l’estime et l’amitié que vous avez l’un pour l’autre. Elle est un peu piquée que vous lui ayez reproché qu’elle n’a pas lu assez votre mémoire. Je voudrais qu’elle fût persuadée des choses que vous y dites autant qu’elle les a lues ; mais songeons, mon cher et aimable philosophe, combien il est difficile à l’esprit humain de renoncer à ses opinions. Il n’y a que l’auteur du Télémaque à qui cela soit arrivé. C’est qu’il aima mieux sacrifier le quiétisme que son archevêché ; et Mme du Châtelet ne veut point sacrifier les forces-vives, même à vous.

Elle ne peut point convenir qu’il soit possible d’épuiser la force à former des ressorts, et de la reprendre ensuite. Elle trouve là une contradiction qui la frappe. J’ai beau faire nous disputons tout le jour, et nous n’avançons point. Voilà pourquoi je veux savoir si son opiniâtreté ne vient pas en partie de ses lumières, et en partie de ce que je soutiens mal votre cause.

Je ne sais par quelle fatalité les dames se sont déclarées pour Leibnitz. Mme la princesse de Columbrano a écrit aussi en faveur des forces-vives. Je ne m’étonne plus que ce parti soit si considérable. Nous ne sommes guère galants, ni vous ni moi. Mais vous êtes comme Hercule, qui combattait contre les Amazones sans ménagement ; et moi, je ne suis dans votre armée qu’un volontaire peu dangereux.

Si nous étions à Paris, la paix serait bientôt faite et je me flatte bien que nous dînerions ensemble un jour dans cette belle maison[4] consacrée aux arts, peinte par Lesueur et par Lebrun, et digne de recevoir M. de Mairan.

Adieu, cher ennemi de mes amis adieu, mon maître, digne d’être celui de votre illustre et aimable adversaire.

P. S. Depuis cette lettre écrite, je reçois votre billet à l’abbé Moussinot. Ne me répondez point, mon cher philosophe le temps est à ménager, quoi qu’en disent les force-viviers ; mais, si vous croyez que vous me ferez plaisir en montrant à l’Académie[5] de quelle façon je pense ; si on peut voir par mon Mémoire que je ne suis pas absolument étranger dans Jérusalem, ayez la bonté de le communiquer sinon pereat.

Je me tiens pour répondu je ne veux pas un mot. Je vous embrasse, je vous estime, je vous aime autant que vous le méritez.

  1. La nouvelle copie des Doutes cités plus haut, lettre 1421.
  2. Voyez la note 4 de la page 31.
  3. Mme du Châtelet, dans une lettre du 22 mars 1741, à d’Argental, disait, en parlant de Voltaire et d’elle-même : « On ne peut imaginer un plus grand contraste dans les sentiments philosophiques, ni une plus grande conformité dans tous les autres. »
  4. L’hôtel Lambert.
  5. Mairan communiqua les Doutes de Voltaire sur les forces motrices à l’Académie des sciences, et l’examen de ce Mémoire donna lieu au Rapport imprimé du tome Ier de cette édition.