Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1402

Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 9-11).

1402. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, ce 19 de janvier.

Je reçois votre lettre, mon cher et respectable ami. Je veux absolument que vous soyez content de ma conduite et de Mahomet. Si vous saviez pourquoi j’ai été obligé d’aller à Berlin, vous approuveriez assurément mon voyage. Il s’agissait d’une affaire[1] qui regardait la personne même qui s’est plainte. Elle était à Fontainebleau ; elle devait passer du temps à Paris, et j’avais pris mon temps si juste que, sans les accidents de mon voyage, les débordements des rivières, et les vents contraires, je serais retourné à Bruxelles avant elle. Ses plaintes étaient très-injustes, mais leur injustice m’a fait plus de plaisir que les cours de tous les rois ne pourraient m’en faire. Si jamais je voyage, ce ne sera qu’avec elle et pour vous.

J’ai reçu des lettres charmantes de Silésie. C’est assurément une chose unique qu’à la tête de son armée il trouve le temps d’écrire des lettres d’homme de bonne compagnie. Il est fort aimable, voilà ce qui me regarde ; pour tout le reste, cela ne regarde que les rois. Je vous avais écrit un petit billet jadis, dans lequel je vous disais Il n’a qu’un défaut[2]. Ce défaut pourra empêcher[3] que les douze Césars n’aillent trouver le treizième. Le Knobelsdorff[4], qui les a vus à Paris, a soutenu qu’ils ne sont pas de Bernin et j’ai peur qu’on ne soit aisément de l’avis de celui qui ne veut pas qu’on les achète (ceci soit entre nous) ; Algarotti promet plus qu’il n’espère. Cependant, si on pouvait prouver et bien prouver qu’ils sont de Bernin, peut-être réussirait-on à vous en défaire dans cette cour. Mais quand sera-t-il chez lui ? et qui peut prévoir le tour que prendront les affaires de l’empire ? Je songe, en attendant, à celles de Mahomet ; et voici ma réponse à ce que vous avez la bonté de m’écrire.

1° Pour la scène du quatrième acte, il est aisé de supposer que les deux enfants entendent ce que dit Zopire cela même est plus théâtral et augmente la terreur. Je pousserais la hardiesse jusqu’à leur faire écouter attentivement Zopire ; et, lorsqu’il dit :

Si du fier Mahomet vous respectez le sort ;

je voudrais que Séide dît à Palmire :

Tu l’entends, il blasphème

et que Zopire continuât :

Accordez-moi la mort
Mais rendez-moi mes fils à mon heure dernière.

Il n’est pas douteux qu’il ne faille, dans le couplet de Zopire, supprimer le nom d’Hercide. Il dira :

Helas ! si j’en croyais mes secrets sentiments,
Si vous me conserviez mes malheureux enfants[5], etc.

Il me semble que par là tout est sauvé.

À l’égard du cinquième, aimeriez-vous que Mahomet finit ainsi :

Périsse mon empire, il est trop acheté ;
Périsse Mahomet, son culte, et sa mémoire !

À Omar

Ah donne-moi la mort, mais sauve au moins ma gloire
Délivre-moi du jour, mais cache à tous les yeux
Que Mahomet, coupable est faible et malheureux.

La critique du poison me paraît très-peu de chose. Il me semble que rien n’est plus aisé que d’empoisonner l’eau d’un prisonnier. Il ne faut pas là de détails. Rien ne révolte plus que des personnages qui parlent à froid de leurs crimes.

Il y a une scène qui m’embarrasse infiniment plus c’est celle de Palmire et de Mahomet, au troisième acte. Vous sentez bien que Mahomet, après avoir envoyé Séide recevoir les derniers ordres pour un parricide, tout rempli d’un attentat et d’un intérêt si grand, peut avoir bien mauvaise grâce à parler longtemps d’amour avec une jeune innocente. Cette scène doit être très-courte. Si Mahomet y joue trop le rôle de Tartuffe et d’amant, le ridicule est bien près. Il faut courir vite dans cet endroit-là, c’est de la cendre brûlante. Voyez si vous êtes content de la scène telle que je vous l’envoie.

Je suis fâché de n’avoir pu vous envoyer toute la pièce au net, avec les corrections les yeux seraient plus satisfaits, on verrait mieux le fil de l’ouvrage, on jugerait plus aisément. Ayez la bonté d’y suppléer ; l’ouvrage est à vous plus qu’à moi. Voyez, jugez ; trouvez-vous enfin Mahomet jouable ? En ce cas, je crois qu’il faut le donner le lendemain des Cendres c’est une vraie pièce de carême d’ailleurs, ce qui peut frapper dans cette pièce ira plus à l’esprit qu’au cœur. Il y a peu de larmes à espérer, à moins que Séide et Palmire ne se surpassent. L’impression que fait la terreur est plus passagère que celle de la pitié, le succès plus douteux : ainsi j’aimerais bien mieux que Mahomet fût livré aux représentations du carême. On peut, après le petit nombre de représentations que ce temps permet, la retirer avec honneur ; mais, après Pâques, nous manquerons de prétexte.

Il n’y a pas d’apparence que je vienne à Paris ni avant ni après Pâques. Après avoir quitté Mme du Châtelet pour un roi, je ne la quitterai pas pour un prophète. Je m’en rapporterai à mon cher ange gardien. Il ne s’agira que de précipiter un peu les scènes de raisonnement, et de donner des larmes, de l’horreur et des attitudes à Grandval et à Gaussin. Mlle Quinault entend le jeu du théâtre comme tout le reste ; et, si vous vouliez honorer de votre présence une des répétitions, je n’aurais aucune inquiétude. Enfin, je remets tout entre vos mains, et je n’ai de volontés que les vôtres. Mes anges gardiens sont mes maîtres absolus.

  1. Le procès de Mme du Châtelet.
  2. Voltaire parle de l’avarice de Frédéric dans la lettre 1317, au sujet des bustes des douze Césars cités ici. Voyez aussi, tome XXXV, la note 1 de la page 547.
  3. Voyez la fin de la lettre 1375.
  4. Voyez une note sur la lettre 738.
  5. Voyez tome IV, pages 148 et 166.