Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1317

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 482-483).

1317. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, le 12 de juillet.

Mon adorable ami, jamais ange gardien n’a plus travaillé pour le mortel qui lui est confié. Vous avez fait une besogne vraiment angélique. J’ai d’abord mis par écrit quelques murmures qui me sont échappés, à moi profane, et que j’ai envoyés, sous le nom de Remontrances[1] à M. de Pont-de-Veyle ; mais aujourd’hui j’ai esquissé le cinquième acte, et je l’ai joint à mes murmures. Je tiens qu’il faut toujours voir les statues un peu dégrossies pour juger de l’effet que feront les grands traits. Mandez-moi comment vous trouvez cette première ébauche de l’admirable idée que vous m’avez suggérée, et ce que vous pensez de mes petites objections. Je commence à entrevoir que Mahomet sera, sans aucune comparaison, ce que j’aurai fait de mieux, et ce sera à vous que j’en aurai l’obligation. Que le succès sera flatteur pour moi quand je vous le devrai ! En vérité vous êtes bien aimable ; mais avouez qu’il n’y a personne que vous qui put rendre de ces services d’ami.

Si le roi de Prusse n’achète pas vos bustes[2], il faudra qu’il ait une haine décidée pour le cavalier Bernin et pour moi. J’ai tout lieu de croire qu’il fera ce que je lui proposerai incessamment sur cette petite acquisition, soit que j’aie le bonheur de le voir, soit que je lui écrive. Je ne sais encore, entre nous, s’il joindra une magnificence royale à ses autres qualités : c’est de quoi je ne peux encore répondre. Philosophie, simplicité, tendresse inaltérable pour ceux qu’il honore du nom de ses amis, extrême fermeté et douceur charmante, justice inébranlable, application laborieuse, amour des arts, talents singuliers, voilà certainement ce que je peux vous assurer qu’il possède. Soyez tout aussi sûr, mon respectable ami, que je le presserai avec la vivacité que vous me connaissez. Je suis heureusement à portée d’en user ainsi. Il ne m’a jamais écrit si souvent ni avec tant de confiance et de bonté que depuis qu’il est sur le trône, et qu’il fait jour et nuit son métier de roi avec une application infatigable. Quel bonheur pour moi si je peux engager ce roi, que j’idolâtre, à faire une chose qui puisse plaire à un ami qui est ans mon cœur fort au-dessus encore de ce roi !

  1. Voyez l’intitulé de la lettre 1315.
  2. Ces bustes, représentant les douze premiers empereurs romains, avaient été trouvés, vers la fin de 1737, dans la galerie du château du Bouchet appartenant à la famille de Mme d’Argental, aux environs de Paris. On les attribuait au célèbre Bernini ; et l’abbé Prévost, en annonçant la vente de ces bustes, en 1738. dans le Pour et Contre, leur donna les plus grands éloges. Cependant il résulte d’une lettre du 19 janvier 1741, à d’Argental, que ces douze Césars n’étaient pas encore vendus, à cette époque, ni même dix ans plus tard, ainsi qu’on le voit dans la lettre du 7 auguste 1750, écrite à la même personne, (Cl.)