Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1343

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 506-510).
1343. — À M. LE MARÉCHAL DE SCHULENBOURG[1],
général des vénitiens.
À la Haye, le 15 septembre 1740.

Monsieur, j’ai reçu par un courrier de monsieur l’ambassadeur de France le journal de vos campagnes de 1703 et 1704, dont Votre Excellence a bien voulu m’honorer. Je dirai de vous comme de César : Eodem animo scripsit quo hellarit. Vous devez vous attendre, monsieur, qu’un tel bienfait me rendra très-intéressé, et attirera de nouvelles demandes. Je vous supplie de me communiquer tout ce qui pourra m’instruire sur les autres événements de la guerre de Charles XII. J’ai l’honneur de vous envoyer le journal des campagnes de ce roi[2], digne de vous avoir combattu. Ce journal va jusqu’à la bataille de Pultava inclusivement ; il est d’un officier suédois, nommé M. Adlerfelt : l’auteur me paraît très-instruit et aussi exact qu’on peut l’être ; ce n’est pas une histoire, il s’en faut beaucoup ; mais ce sont d’excellents matériaux pour en composer une, et je compte bien réformer la mienne en beaucoup de choses sur les mémoires de cet officier.

Je vous avoue d’ailleurs, monsieur, que j’ai vu avec plaisir dans ces mémoires beaucoup de particularités qui s’accordent avec les instructions sur lesquelles j’avais travaillé. Moi qui doute de tout, et surtout des anecdotes, je commençais à me condamner moi-même sur beaucoup de faits que j’avais avancés : par exemple, je n’osais plus croire que M. de Guiscard, ambassadeur de France, eût été dans le vaisseau de Charles XII à l’expédition de Copenhague ; je commençais à me repentir d’avoir dit que le cardinal primat, qui servit tant à la déposition du roi Auguste, s’opposa en secret à l’élection du roi Stanislas ; j’étais presque honteux d’avoir avancé que le duc de Marlborough s’adressa d’abord au baron de Gortz avant de voir le comte Piper, lorsqu’il alla conférer avec le roi Charles XII, Le sieur de La Motraye[3] m’avait repris sur tous ces faits avec une confiance qui me persuadait qu’il avait raison ; cependant ils sont tous confirmés par les Mémoires de M. Adlerfelt.

J’y trouve aussi que le roi de Suède mangea quelquefois, comme je l’avais dit[4], avec le roi Auguste qu’il avait détrôné, et qu’il lui donna la droite. J’y trouve que le roi Auguste et le roi Stanislas se rencontrèrent à sa cour et se saluèrent sans se parler. La visite extraordinaire que Charles XII rendit à Auguste à Dresde, en quittant ses États, n’y est pas omise[5]. Le bon mot même du baron de Stralheim y est cité mot pour mot, comme je l’avais rapporté[6].

Voici enfin comme on parle dans la préface du livre de M. Adlerfelt :

« Quant au sieur de La Motraye, qui s’est ingéré de critiquer M. de Voltaire, la lecture de ces mémoires ne servira qu’à le confondre, et à lui faire remarquer ses propres erreurs, qui sont en bien plus grand nombre que celles qu’il attribue à son adversaire, »

Il est vrai, monsieur, que je vois évidemment par ce journal que j’ai été trompé sur les détails de plusieurs événements militaires. J’avais, à la vérité, accusé juste le nombre des troupes suédoises et moscovites à la célèbre bataille de Narva ; mais, dans beaucoup d’autres occasions, j’ai été dans l’erreur. Le temps, comme vous savez, est le père de la vérité ; je ne sais même si on peut jamais espérer de la savoir entièrement. Vous verrez que, dans certains points, M. Adlerfelt n’est point d’accord avec vous, monsieur, au sujet de votre admirable passage de l’Oder ; mais j’en croirai plus le général allemand, qui a dû tout savoir, que l’officier suédois, qui n’en a pu savoir qu’une partie.

Je réformerai mon histoire sur les mémoires de Votre Excellence et sur ceux de cet officier. J’attends encore un extrait de l’histoire suédoise de Charles XII, écrite par M. Nordberg, chapelain de ce monarque.

J’ai peur, à la vérité, que le chapelain n’ait quelquefois vu les choses avec d’autres yeux que les ministres qui m’ont fourni mes matériaux. J’estimerai son zèle pour son maître ; mais moi, qui n’ai été chapelain ni du roi ni du czar ; moi, qui n’ai songé qu’à dire vrai, j’avouerai toujours que l’opiniâtreté de Charles XII à Bender, son obstination à rester dix mois au lit, et beaucoup de ses démarches après la malheureuse bataille de Pultava, me paraissent des aventures plus extraordinaires qu’héroïques.

Si l’on peut rendre l’histoire utile, c’est, ce me semble, en faisant remarquer le bien et le mal que les rois ont fait aux hommes. Je crois, par exemple, que si Charles XII, après avoir vaincu le Danemark, battu les Moscovites, détrôné son ennemi Auguste, affermi le nouveau roi de Pologne, avait accordé la paix au czar, qui la lui demandait ; s’il était retourné chez lui vainqueur et pacificateur du Nord ; s’il s’était appliqué à faire fleurir les arts et le commerce dans sa patrie, il aurait été alors véritablement un grand homme ; au lieu qu’il n’a été qu’un grand guerrier, vaincu à la fin par un prince qu’il n’estimait pas. Il eût été à souhaiter, pour le bonheur des hommes, que Pierre le Grand eût été quelquefois moins cruel, et Charles XII moins opiniâtre.

Je préfère infiniment à l’un et à l’autre un prince qui regarde l’humanité comme la première des vertus, qui ne se prépare à la guerre que par nécessité, qui aime la paix parce qu’il aime les hommes, qui encourage tous les arts, et qui veut être, en un mot, un sage sur le trône : voilà mon héros, monsieur. Ne croyez pas que ce soit un être de raison ; ce héros existe peut-être dans la personne d’un jeune roi[7] dont la réputation viendra bientôt jusqu’à vous ; vous verrez si elle me démentira ; il mérite des généraux tels que vous. C’est de tels rois qu’il est agréable d’écrire l’histoire : car alors on écrit celle du bonheur des hommes.

Mais si vous examinez le fond du journal de M. Adlerfelt, qu’y trouverez-vous autre chose, sinon : lundi 3 avril, il y a eu tant de milliers d’hommes égorgés dans un tel champ ; le mardi, des villages entiers furent réduits en cendres, et les femmes furent consumées par les flammes avec les enfants qu’elles tenaient dans leurs bras ; le jeudi, on écrasa de mille bombes les maisons d’une ville libre et innocente, qui n’avait pas payé comptant cent mille écus à un vainqueur étranger qui passait auprès de ses murailles ; le vendredi, quinze ou seize cents prisonniers périrent de froid et de faim ? Voilà à peu près le sujet de quatre volumes.

N’avez-vous pas fait réflexion souvent, monsieur le maréchal, que votre illustre métier est encore plus affrerux que nécessaire ? Je vois que M. Adlerfelt déguise quelquefois des cruautés, qui en effet devraient être oubliées, pour n’être jamais imitées. On m’a assuré, par exemple, qu’à la bataille de Frauenstadt, le maréchal Rehnskôld fit massacrer de sang-froid douze ou quinze cents Moscovites qui demandaient la vie à genoux six heures après la bataille ; il prétend qu’il n’y en eut que six cents, encore ne furent-ils tués qu’immédiatement après l’action. Vous devez le savoir, monsieur ; vous aviez fait les dispositions admirées des Suédois même à cette journée malheureuse : ayez donc la bonté de me dire la vérité, que j’aime autant que votre gloire.

J’attends avec une extrême impatience le reste des instructions dont vous voudrez bien m’honorer : permettez-moi de vous demander ce que vous pensez de la marche de Charles XII en Ukraine, de sa retraite en Turquie, de la mort de Patkul. Vous pouvez dicter à un secrétaire bien des choses, qui serviront à faire connaître des vérités dont le public vous aura obligation. C’est à vous, monsieur, à lui donner des instructions en récompense de l’admiration qu’il a pour vous.

Je suis avec les sentiments de la plus respectueuse estime, et avec des vœux sincères pour la conservation d’une vie que vous avez si souvent prodiguée, monsieur, de Votre Excellence le très-humble et très-obéissant serviteur, V.

En finissant ma lettre, j’apprends qu’on imprime à la Haye la traduction française de l’Histoire de Charles XII, écrite en suédois par M. Nordberg : ce sera pour moi une nouvelle palette[8] dans laquelle je tremperai les pinceaux dont il me faudra repeindre mon tableau.

  1. Cette lettre a été imprimée en 1750 à la fin du volume intitulé Oreste, tragédie, et qui contenait diverses autres pièces. C’était immédiatement après les chapitres ii et iii Sur les Mensonges imprimés (voyez tome XXIII. page 438) que se trouvait la lettre à Schulenbourg ; elle était précédée de l’Avertissement que voici :

    « On a cru, à la suite de ces discussions, pouvoir placer une lettre écrite il y a plusieurs années à M. le maréchal de Schulenbourg. On verra par cette lettre

    quelles peines il faut prendre pour démêler la vérité, avec quelle constance il la faut chercher, se corriger quand on s’est trompé, se défendre quand on a raison, mépriser les mauvaises critiques, et demander toujours de bons conseils aux seuls hommes qui peuvent en donner. » (B.)

    — Jean-Mathias, comte de Schulenbourg, né à Cendan, près de Magdebourg, le 8 août 1661, est mort à Vérone le 14 mars 1747.

  2. Histoire militaire de Charles XII, par G. Adlerfelt, 1740, quatre volumes in-12.
  3. Voyez tome XVI, page 354, les Notes de Voltaire sur les Remarques de La Motraye.
  4. Voyez tome XVI, page 218.
  5. Voyez ibid., page 229.
  6. Ibid., page 230.
  7. Frédéric le Grand.
  8. La palette n’a pu servir. On sait que l’Histoire de Charles XII par Nordberg n’est, jusqu’en 1709, qu’un amas indigeste de faits mal rapportes, et, depuis 1709, qu’une copie de l’histoire composée par M. de Voltaire. — Cette note, de Voltaire, est de 1752. l’Histoire de Charles XII, traduite du suédois de Nordberg, par Warmholtz, est en quatre volumes in-4o qui portent la date de 1748 ; mais les trois premières feuilles étaient imprimées dès 1742. Il paraît que des frontispices du premier volume ont été tirés avec la date de 1742 (voyez la Bibliothèque française, tome XXXV, page 179). La lettre de Voltaire à Nordberg classée après le 20 février 1744 donne à penser que des exemplaires du premier volume furent mis en circulation dès 1742. (B.)