Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1328

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 493-494).

1328. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Bruxelles, le 9 août.

Je crois vous avoir mandé, monsieur, par un petit billet, combien votre lettre du 31 juillet m’avait étonné et mortifié. Les détails que vous voulez bien me faire dans votre lettre du 4 m’affligent encore davantage. Je vois avec douleur ce que j’ai vu toujours, depuis que je respire, que les plus petites choses produisent les plus violents chagrins.

Un malentendu a produit, entre la personne dont vous me parlez et le Suisse[1], une scène très-désagréable. Vous avez, permettez-moi de vous le dire, écrit un peu sèchement à une personne qui vous aimait et qui vous estimait. Vous lui avez fait sentir qu’elle avait un tort humiliant dans une affaire où elle croyait s’être conduite avec générosité ; elle en a été sensiblement affligée.

Si j’avais pu vous écrire plus tôt ce que je vous écrivis[2] en arrivant à la Haye, si j’avais été à portée d’obtenir de vous que vous fissiez quelques pas, toujours honorables à un homme et que son amitié pour vous avait mérités, je n’aurais pas aujourd’hui le chagrin d’apprendre ce que vous m’apprenez. J’en ai le cœur percé ; mais, encore une fois, je ne crois pas que ce que vous me mandez puisse vous faire tort. On aura sans doute outré les rapports qu’on vous aura faits ; les termes que vous soulignez sont incroyables. N’y ajoutez point foi, je vous en conjure. Donnez-moi un exemple de philosophie ; croyez que je parlerai comme il faut, que je vous rendrai, que je vous ferai rendre la justice qui vous est due ; fiez-vous à mon cœur.

Je vous étonnerai peut-être quand je vous dirai que je n’ai pas su un mot de la querelle[3] du Suisse à Paris. Soyez tout aussi convaincu que vous m’apprenez de tout point la première nouvelle d’une chose mille fois plus cruelle.

Je vous conjure, encore une fois, de mêler un peu de douceur à la supériorité de votre esprit. Il est impossible que la personne dont vous me parlez ne se rende à la raison et à ma juste douleur.

Soyez sûr que je conserve pour vous la plus tendre estime, que je n’y ai jamais manqué, et que vous pouvez disposer entièrement de moi.

  1. Il s’agit ici d’une discussion entre Mme du Châtelet et Koenig, qui, dans un voyage en France, s’était chargé de lui expliquer la philosophie leibnitzienne. M. de Maupertuis avait pris le parti de Koenig. (K.) — C’est ce même Koenig que Maupertuis fit condamner comme faussaire en 1752, par l’Académie de Berlin, érigée ridiculement en tribunal criminel. (Cl.)
  2. Voyez plus haut la lettre 1319.
  3. Voltaire feignait, d’ignorer cette querelle, car il en parle dans la lettre 1232.