Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1297

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 461-462).

1297. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Bruxelles, le 22 juin.

Les grands hommes sont mes rois, monsieur, mais la converse n’a pas lieu ici ; les rois ne sont pas mes grands hommes. Une tête a beau être couronnée, je ne fais cas que de celles qui pensent comme la vôtre, et c’est votre estime et votre amitié, non la faveur des souverains, que j’ambitionne. Il n’y a que le roi de Prusse que je mets de niveau avec vous, parce que c’est de tous les rois le moins roi et le plus homme. Il est bienfaisant et éclairé, plein de grands talents et de grandes vertus ; il m’étonnera et m’affligera sensiblement s’il se dément jamais. Il ne lui manque que d’être géomètre, mais il est profond métaphysicien, et moins bavard que le grand Wolffius.

J’irais observer cet astre du Nord si je pouvais quitter celui dont je suis depuis dix[1] ans le satellite. Je ne suis pas comme les comètes de Descartes, qui voyagent de tourbillon en tourbillon. À propos de tourbillon, j’ai eu le quatrième tome de Joseph Privât de Molières, qui prouve l’existence de Dieu par un poids de cinq livres posé sur un 4 de chiffre[2]. Il paraît que vos confrères les examinateurs de son livre n’ont pas donné leurs suffrages à cette étrange preuve ; sur quoi j’avais pris la liberté de dire :

Quand il s’agit de prouver Dieu,
Vos messieurs de l’Académie
Tirent leur épingle du jeu
Avec beaucoup de prud’homie[3].

J’ai lu quelque chose de M. de Gamaches[4], mais je ne sais pas bien encore ce qu’il prétend. Il fait quelquefois le plaisant : j’aimerais mieux clarté et méthode.

J’apprends de bien funestes nouvelles de la santé de Mme de Richelieu ; vous perdrez une personne qui vous estimait et qui vous aimait, puisqu’elle vous avait connu ; c’était presque la seule protectrice qui me restait à Paris. Je lui étais attaché dès son enfance ; si elle meurt, je serai inconsolable.

Adieu, monsieur ; je vous suis attaché pour jamais. Vous savez que je vous ai toujours aimé, quoique je vous admirasse : ce qui est assez rare à concilier[5].

  1. Lisez huit ans.
  2. On appelle 4 de chiffre, un piège à rats, sur lequel on met un poids. (K.)
  3. Voyez plus haut, lettre 1255.
  4. L’Astronomie physique de l’abbé de Gamaches.
  5. Dans un catalogue d’autographes vendus le 17 avril 1880, est signalée une lettre de Jordan, à la date du 22 juin 1740, mandant à Voltaire l’avènement de Frédéric II au trône de Prusse : « Nous avons vu enfin, dit Jordan, l’objet de notre espérance et de nos besoins monter sur un trône où le mérite et la naissance l’ont placé. Vous aimez trop le genre humain pour ne pas être sensible à cet événement. »