Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1284

Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 445-450).

1284. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Bruxelles[1].

Lorsque autrefois notre bon Prométhée
Eut dérobé le feu sacré des cieux,
Il en fit part à nos pauvres aïeux :
La terre en fut également dotée,
Tout eut sa part ; mais le Nord amortit
Ces feux sacrés, que la glace couvrit.
Goths, Ostrogoths, Cimbres, Teutons, Vandales,
Pour réchauffer leurs espèces brutales,

Dans des tonneaux de cervoise et de vin
Ont recherché ce feu pur et divin ;
Et la fumée épaisse, assoupissante,
Rabrutissait leur tête non pensante ;
Rien n’éclairait ce sombre genre humain.
Christine vint, Christine l’immortelle
Du feu sacré surprit quelque étincelle ;
Puis, avec elle emportant son trésor,
Elle s’enfuit loin des antres du Nord,
Laissant languir dans une nuit obscure
Ces lieux glacés où dormait la nature.
Enfin mon prince, au haut du mont Rémus,
Trouva ce feu, que l’on ne cherchait plus.
Il le prit tout ; mais sa bonté féconde
S’en est servi pour éclairer le monde,
Pour réunir le génie et le sens.
Pour animer tous les arts languissants ;
Et de plaisir la terre transportée
Nomma mon roi le second Prométhée.

Cette petite vérité allégorique vient de naître, mon adorable monarque, à la vue du dernier paquet de Votre Altesse royale, dans lequel vous jugez si bien la métaphysique, et où vous êtes si aimable, si bon, si grand en vers et en prose. Vous êtes bien mon Prométbée ; votre feu réveille les étincelles d’une âme affaiblie par tant de langueurs et de maux ; j’ai souffert un mois sans relâche. Je surpris, il y a quelques jours, un moment pour écrire à Votre Altesse royale, et mes maux furent suspendus. Mais je ne sais si ma lettre sera parvenue[2] jusqu’à vous ; elle était sous le couvert des correspondants du sieur David Gérard ; ces correspondants se sont avisés de faire banqueroute ; j’ai l’honneur même d’être compris dans leur mésaventure pour quelques effets que je leur avais confiés ; mais mon plus précieux effet c’est ma correspondance avec Marc-Aurèle. S’il n’y a point de lettre perdue, ils peuvent perdre tout ce qui m’appartient sans que je m’en plaigne.

J’avais l’honneur, dans cette lettre, de dire à Votre Altesse royale que je suis sur le point de rendre public ce catéchisme de la vertu, et cette leçon des princes dans laquelle la fausse politique et la logique des scélérats sont confondues avec autant de force que d’esprit. J’ai pris les libertés que vous m’avez données ; j’ai tâché d’égaler à peu près les longueurs des chapitres à ceux de Machiavel ; j’ai jeté quelques poignées de mortier dans un ou deux endroits d’un édifice de marbre. Pardonnez-moi, et permettez-moi de retrancher ce qui se trouve, au sujet des disputes de religion, dans le chapitre xxi.

Machiavel y parle de l’adresse qu’eut Ferdinand d’Aragon de tirer de l’argent de l’Église, sous le prétexte de faire la guerre aux Maures, et de s’en servir pour envahir l’Italie. La reine[3] d’Espagne vient d’en faire autant. Ferdinand d’Aragon poussa encore l’hypocrisie jusqu’à chasser les Maures pour acquérir le nom de bon catholique, fouiller impunément dans les bourses des sots catholiques, et piller les Maures en vrai catholique. Il ne s’agit donc point là de disputes de prêtres, et des vénérables impertinences des théologiens de parti, que vous traitez ailleurs selon leur mérite.

Je prends donc, sous votre bon plaisir, la liberté d’ôter cette petite excrescence à un corps admirablement conformé dans toutes ses parties. Je ne cesse de vous le dire, ce sera là un livre bien singulier et bien utile.

Mais quoi ! mon grand prince, en faisant de si belles choses. Votre Altesse royale daigne faire venir des caractères d’argent[4] d’Angleterre, pour faire imprimer cette Henriade ! Le premier des beaux-arts que Votre Altesse royale fait naître est l’imprimerie. Cet art, qui doit faire passer vos exemples et vos vertus à la postérité, doit vous être cher. Que d’autres vont le suivre, et que Berlin va bientôt devenir Athènes ! Mais enfin le premier qui va fleurir y renaît en ma faveur : c’est par moi que vous commencez à faire du bien.

Je suis votre sujet, je le suis, je veux l’être[5].
Je ne dépendrai plus des caprices d’un prêtre[6].
Non, à mes vœux ardents le ciel sera plus doux ;
Il me fallait un sage, et je le trouve en vous.
Ce sage est un héros, mais un héros aimable ;
Il arrache aux bigots leur masque méprisable ;
Les arts sont ses enfants, les vertus sont ses dieux.
Sur moi, du mont Rémus, il a baissé les yeux :

Il descend avec moi dans la même carrière,
Me ranime lui seul des traits de sa lumière.
Grands ministres courbés du poids des petits soins,
Vous qui faites si peu, qui pensez encor moins.
Rois, fantômes brillants qu’un sot peuple contemple,
Regardez Frédéric, et suivez son exemple.

Oserai-je abuser des bontés de Votre Altesse royale, au point de lui proposer une idée que vos bienfaits me font naître ?

Votre Altesse royale est l’unique protecteur de la Henriade. On travaille ici très-bien en tapisserie ; si vous le permettiez, je ferais exécuter[7] quatre ou cinq pièces, d’après les quatre ou cinq morceaux les plus pittoresques dont vous daignez embellir cet ouvrage : la Saint-Barthélemy, le temple du Destin, le temple de l’Amour, la bataille d’Ivry, fourniraient, ce me semble, quatre belles pièces pour quelque chambre d’un de vos palais, selon les mesures que Votre Altesse royale donnerait ; je crois qu’en moins de deux ans cela serait exécuté. Je prévois que le procès de Mme du Châtelet, qui me retient à Bruxelles, durera bien trois ou quatre années. J’aurai sûrement le temps de servir Votre Altesse royale dans cette petite entreprise, si elle l’agrée. Au reste, je prévois que si Votre Altesse royale veut faire un jour un établissement de tapisserie dans son Athènes, elle pourra aisément trouver ici des ouvriers. Il me semble que je vois déjà tous les arts à Berlin, le commerce et les plaisirs florissants : car je mets les plaisirs au rang des plus beaux arts.

Mme du Châtelet a reçu la lettre de Votre Altesse royale, et va bientôt avoir l’honneur de lui répondre. En vérité, monseigneur, vous avez bien raison de dire que la métaphysique ne doit brouiller personne. Il n’appartient qu’à des théologiens de se haïr pour ce qu’ils n’entendent point. J’avoue que je mets volontiers à la fin de tous les chapitres de métaphysique cet N et cet L[8] des sénateurs romains, qui signifiaient non liquet, et qu’ils mettaient sur leurs tablettes quand les avocats n’avaient pas assez expliqué la cause. À l’égard de la géométrie, je crois que, hors une quarantaine de théorèmes qui sont le fondement de la saine physique, tout le reste ne contient guère que des vérités difficiles, sèches, et inutiles. Je suis bien aise de n’être pas tout à fait ignorant en géométrie ; mais je serais fâché d’y être trop savant, et d’abandonner tant de choses agréables pour des combinaisons stériles. J’aime mieux votre Anti-Machiavel que toutes les courbes qu’on carre, ou qu’on ne carre point. J’ai plus de plaisir à une belle histoire qu’à un théorème qui peut être vrai sans être beau.

Comptez, monseigneur, que je mets encore les belles épîtres au rang des plaisirs préférables à des sinus et à des tangentes. Celle sur la Fausseté[9] me charme et m’étonne : car enfin, quoique vous vous portiez mieux que moi, quoique vous soyez dans l’âge où le génie est dans sa force, vos journées ne sont pas plus longues que les nôtres. Vous êtes sans doute occupé des plans que vous tracez pour le bien de l’espèce humaine ; vous essayez vos forces en secret, pour porter ce fardeau brillant et pénible qui va tomber sur votre tête ; et avec cela, mon Prométhée est Apollon tant qu’il veut.

Que ce M. de Camas[10] est heureux de mériter et de recevoir de pareils éloges ! Ce que j’aime le plus dans cet art, à qui vous faites tant d’honneur, c’est cette foule d’images brillantes dont vous l’embellissez ; c’est tantôt le vice qui est un océan immense et plein d’orages, c’est

Un monstre couronné, de qui les sifflements
Écartent loin de lui la vérité si pure.

Surtout je vois partout des exemples tirés de l’histoire, je reconnais la main qui a confondu Machiavel.

Je ne sais, monseigneur, si vous serez encore au mont Rémus ou sur le trône quand cet Anti-Machiavel paraîtra. Les maladies de l’espèce de celle du roi sont quelquefois longues. J’ai un neveu[11] que j’aime tendrement, qui est dans le même cas absolument, et qui dispute sa vie depuis six mois.

Quelque chose qui arrive, rien ne pourra augmenter les sentiments du respect, de la tendre reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

  1. Cette réponse à la lettre 1274 est du 4 ou 5 juin 1740 ; Frédéric y répondit le 12 du même mois.
  2. Voyez la lettre 1280.
  3. Elisabeth Farnèse, princesse altière, ambitieuse, et élevée, selon Saint-Simon, dans une parfaite ignorance de toutes choses ; mariée en 1714 à Philippe V. ( Cl.)
  4. Voyez plus haut, page 435.
  5. Hémistiche de Corneille, acte V de Cinna ; — et aussi de la Mort de César, acte II, scène ii.
  6. Le cardinal de Fleurv.
  7. Voltaire avait déjà songé à faire exécuter la Henriade en tapisserie, sous la direction de Jean-Baptiste Oudry ; mais le prix du travail, évalué à 35,000 livres, le fit renoncer à ce projet, dont il est question dans deux lettres de 1736 à Moussinot.
  8. Selon l’ancienne épellation, les lettres N et L appartenaient au genre féminin, et on les prononçait enne et elle ; selon l’épellation moderne, on les prononce ne et le : alors elles sont l’une et l’autre substantifs masculins. (Cl.)
  9. Dans les Œuvres du roi de Prusse cette pièce est intitulée Discours sur la Fausseté.
  10. Paul-Henri Tilio de Camas, d’une famille de réfugiés français, né à Wesel en 1688. avait perdu, au siège de Pizzighetone, le bras gauche, qui fut remplacé par un bras artificiel dont il se servait très-adroitement. Il fut envoyé en France par Frédéric pour annoncer son avènement au trône ; il est mort à Breslau, d’une fièvre chaude, en avril 1741. (B.)
  11. Mignot, conseiller-correcteur à la chambre des comptes. Voyez plus bas la lettre 1300.