Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1007

Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 94-96).

1007. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Cirey, le 7 janvier.

Mon cher ange gardien, faites tout ce qu’il vous plaira pour l’Envieux[1], mais tâchez que Prault présente à l’examen avec adresse l’Épître[2] sur l’Homme. Pourquoi ne sera-t-il pas permis à un Français de dire d’une manière gaie, et sous l’enveloppe d’une fable, ce qu’un Anglais[3] a dit tristement et sèchement dans des vers métaphysiques traduits lâchement ?

Je ne suis point fâché que feu Rousseau soit à Paris, mais il est un peu étrange qu’il ose y être après ce qu’il a fait contre le parlement. Il n’y a qu’heur et malheur en ce monde.

Enfin vous l’avez emporté ; je fais une tragédie[4], et il n’y a que vous qui le sachiez. C’est un père trahi par une fille dont il est l’idole, et qui en est idolâtrée. C’est une fille malheureuse, sacrifiant tout à un amour effréné, sauvant la vie à son amant, quittant tout pour lui, et abandonnée par lui ; c’est un combat perpétuel de passions ; c’est un père massacré par l’amant, qui abandonne cette fille infortunée ; ce sont des crimes presque involontaires, et des passions insurmontables. Figurez-vous un peu de Chimène, de Roxane, et d’Ariane ; ces trois situations s’y trouvent ; la même personne les éprouve. Il y a de l’action théâtrale, et nul embarras. Je ne réponds pas du reste, mais j’ai une envie démesurée de vous faire pleurer. Je fais les vers. Adieu pour trois mois, Euclide ; adieu, physique. Revenez, sentiments tendres, vers harmonieux ; revenez faire ma cour à M. et Mme d’Argental, à qui je suis dévoué pour toute ma vie avec la tendresse la plus respectueuse.

Mme du Châtelet reçoit dans le moment une nouvelle lettre de vous. Je suis touché aux larmes de vos bontés. Vous êtes le plus respectable, le plus charmant ami que j’aie jamais connu.

Soit, plus d’Envieux. Pour la tragédie, je veux la travailler si bien que vous ne l’aurez de longtemps ; mais je vous en tracerai, si vous l’ordonnez, un petit plan. On dit qu’on va donner Mèdus[5] ; je souhaite qu’il ait du succès, et que ma pièce en ait aussi.

Il est certain que c’est une chose bien cruelle qu’après vingt-cinq ans d’amitié Thieriot désavoue ce qu’il m’a dit cent fois en présence de témoins, et, en dernier lieu, en présence de Mme du Châtelet. Je vous jure que je n’ai jamais su que de lui que l’abbé Desfontaines, pour prix de mes services, avait fait un libelle ironique et sanglant, intitulé Apologie de Voltaire[6]. Tout ce que je crains, c’est que Thieriot n’ait envoyé le nouveau libelle[7] au prince royal pour se donner de la considération. Si cela est vrai (comme on me le mande), il hasarde plus qu’il ne pense. Mme du Châtelet peut vous dire que l’amitié dont ce prince honore Cirey est quelque chose de si vif et de si singulier que Thieriot serait à jamais perdu dans son esprit. Au reste, je crois encore que l’amitié et l’humanité l’ont empêché de faire à Son Altesse royale un présent si infâme.

En souhaitant la bonne année à M. de Maurepas, je lui demande, en passant, justice contre l’abbé Desfontaines, qui, après avoir avoué pendant trois ans la traduction de mon Essai[8] anglais, que j’ai eu la bonté de lui corriger, ose la mettre aujourd’hui sur le compte de feu M. de Pielo[9].

Il sera nécessaire de faire une espèce de réponse au libelle diffamatoire ; il le faut pour les pays étrangers, et même pour beaucoup de Français, Je vous réponds que la réponse sera sage, attendrissante, appuyée sur des faits, sans autre injure que celle qui résulte de la conviction de la calomnie ; je vous la soumettrai. Je suis trop heureux qu’enfin tout ayant été vomi il puisse s’ensuivre une guérison parfaite.

  1. Voyez cette pièce dans le tome III.
  2. Le sixième Discours.
  3. Pope.
  4. Zulime, commencée vers le 15 décembre 1738.
  5. Tragédie de F.-M.-Chr. Deschamps, jouée le 12 janvier 1739.
  6. Voyez la note, page 92.
  7. Thieriot avait effectivement envoyé la Voltairomanie à Frédéric.
  8. Essai sur la Poésie épique, 1728, in-12.
  9. Tué sous les murs de Dantzick en 1734.