Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 924

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 556-558).
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924. — À MADEMOISELLE QUINAULT[1].
Cirey, ce 16 août.

Vous voulez, charmante Thalie,
Ressusciter et rendre au jour
Ma Melpomène ensevelie
Dans le sombre et profond séjour
De l’obscure philosophie.
C’est, je vous jure, un grand effort :
Car je sens que je suis bien mort,
Et je regrette peu la vie.

Vous êtes toute propre à faire des miracles ; j’en ai grand besoin. Je ne sais si je n’ai pas renoncé entièrement à l’envie dangereuse de me faire juger par le public. Il vient un temps, aimable Thalie, où le goût du repos et les charmes d’une vie retirée l’emportent sur tout le reste. Heureux qui sait se dérober de bonne heure aux séductions de la renommée, aux fureurs de l’envie, aux jugements inconsidérés des hommes ! Je n’ai que trop à me repentir d’avoir travaillé à autre chose qu’à mon repos. Qu’ai-je gagné par vingt ans de travail ? Rien que des ennemis. C’est là presque tout le prix qu’il faut attendre de la culture des belles-lettres : beaucoup de mépris quand on ne réussit pas, et beaucoup de haine quand on réussit. Le succès même a toujours quelque chose d’avilissant par le soin qu’on a d’encourager je ne sais quels bateleurs d’Italie à tourner le sérieux en ridicule et à gâter le goût dans le comique[2].

Personne n’était plus capable que vous de donner quelque considération à l’état charmant que vous ennoblissez tous les jours. Mais ce bel état en est-il moins décrié par les bigots, moins indifférent aux personnes de la cour ? Et répand-on moins d’opprobre sur un état qui demande des lumières, de l’éducation, des talents, sur une étude et sur un art qui n’enseigne que la morale, les bienséances et les vertus ?

J’ai toujours été indigné, pour vous et pour moi, que des travaux si difficiles et si utiles fussent payés de tant d’ingratitude ; mais à présent mon indignation est changée en découragement. Je ne réformerai point les abus du monde ; il vaut mieux y renoncer. Le public est une bête féroce ; il faut l’enchaîner ou la fuir. Je n’ai point de chaînes pour elle ; mais j’ai le secret de la retraite. J’ai trouvé la douceur du repos, le vrai bonheur. Irai-Je quitter tout cela pour être déchiré par l’abbé Desfontaines, et pour être immolé sur le théâtre des farceurs italiens à la malignité du public et aux rires de la canaille ? Je devrais plutôt vous exhorter à quitter une profession ingrate, que vous ne devriez m’encourager à m’exposer encore sur la scène. J’ajouterai à tout ce que je viens de vous dire qu’il est impossible de bien travailler dans le découragement où je suis. Il faut une ivresse d’amour-propre et d’enthousiasme : c’est un vin que j’ai cuvé, et que je n’ai plus envie de boire. Vous seule seriez capable de m’enivrer encore ; mais si vous avez toujours le saint zèle de faire des prosélytes, vous trouverez dans Paris des esprits plus propres que moi à cette vocation, plus jeunes, plus hardis, et qui auront plus de talent. Séduisante Thalie, laissez-moi ma tranquillité ! Je vous serai toujours aussi attaché que si je devais à vos soins le succès de deux pièces par an. Ne me tentez point, ne rallumez point un feu que je veux éteindre ; n’abusez point de votre pouvoir. Votre lettre m’a presque fait imaginer un plan de tragédie ; une seconde lettre m’en ferait faire les vers. Laissez-moi ma raison, je vous en prie. Hélas ! j’en ai si peu ! Adieu ; les petits chiens noirs[3] vous font mille tendres compliments : l’un s’appelle Zamore, l’autre Alzire. Quels noms ! tout parle ici de tragédie.

On ne peut vous être plus tendrement dévoué que je le suis. V.

Mme  la marquise du Châtelet vous fait mille compliments. Comptez encore une fois, mademoiselle, sur mon tendre dévouement et sur ma reconnaissance.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Allusion aux parodies de ses pièces, qu’on jouait alors aux Italiens et au théâtre de la Foire. (A. F.)
  3. Voyez les lettres 655 et 657.