Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 882

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 497-500).
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882. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Amalthée, 17 juin.

Mon cher ami, c’est la marque d’un génie bien supérieur que de recevoir, comme vous faites, les doutes que je vous propose sur vos ouvrages. Voilà donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s’être souillée de son nom. L’abbé Dubos, dans son parallèle[1] de la poésie et de la peinture, cite cet Italien politique au nombre des grands hommes que l’Italie a produits[2]. Il s’est trompé assurément, et je voudrais que dans tous les livres on pût rayer le nom de ce fourbe politique du nombre de ceux où le vôtre doit tenir le premier rang.

Je vous prie instamment de continuer le Siècle de Louis XIV. Jamais l’Europe n’aura vu dépareille histoire ; et j’ose vous assurer qu’on n’a pas même l’idée d’un ouvrage aussi parfait que celui que vous avez commencé. J’ai même des raisons qui me paraissent plus pressantes encore pour vous prier de finir cet ouvrage.

Cette physique expérimentale me fait trembler. Je crains le vif-argent[3], et tout ce que ces expériences entraînent après elles de nuisible à la santé. Je ne saurais me persuader que vous ayez la moindre amitié pour moi, si vous ne voulez vous ménager. En vérité, madame la marquise devrai y avoir l’œil. Si j’étais à sa place, je vous donnerais des occupations si agréables qu’elles vous feraient oublier toutes vos expériences.

Vous supportez vos douleurs en véritable philosophe. Pourvu qu’on voulût ne point omettre le bien dans le compte des maux que nous avons à souffrir, nous trouverions que nous ne sommes point si malheureux. Une grande partie de nos maux ne consiste que dans la trop grande fertilité de notre imagination mêlée avec un peu de rate.

Je suis si bien au bout de ma métaphysique qu’il me serait impossible d’en dire davantage. Chacun fait des efforts pour deviner les ressorts cachés de la nature ; ne se pourrait-il pas que les philosophes se trompassent tous ? Je connais autant de systèmes qu’il y a de philosophes. Tous ces systèmes ont un degré de probabilité ; cependant ils se contredisent tous. Les Malabares ont calculé les révolutions des globes célestes sur le principe que le soleil tournait autour d’une haute montagne de leur pays, et ils ont calculé juste.

Après cela, qu’on nous vante les prodigieux efforts de la raison humaine, et la profondeur de nos vastes connaissances ! Nous ne savons réellement que peu de choses, mais notre esprit a l’orgueil de vouloir tout embrasser.

La métaphysique me parut autrefois comme un pays propre à faire de grandes découvertes ; à présent, elle ne me présente qu’une mer immense et fameuse en naufrages.

Jeune, j’aimais Ovide ; à présent, c’est Horace.

La métaphysique ressemble à un charlatan ; elle promet beaucoup, et l’expérience seule nous fait connaître qu’elle ne tient rien. Après avoir bien étudié les sciences et observé l’esprit des hommes, on devient naturellement enclin au scepticisme.

Vouloir beaucoup connaître est apprendre à douter[4].

La Philosophie de Newton, à ce que je vois, m’est parvenue plus tôt qu’à son auteur[5]. On vous a donc refusé la permission de l’imprimer à Paris ? Il parait que je tiens ce livre de la libéralité du libraire de Hollande. Un habile algébriste de Berlin m’a parlé de quelques légères fautes de calcul ; mais d’ailleurs les vrais connaisseurs en sont charmés. Pour moi, qui juge sans beaucoup de connaissance, j’aurai un jour quelques éclaircissements à vous demander sur ce vide qui me paraît fort merveilleux, et sur le flux et reflux de la mer causés par l’attraction, sur la raison des couleurs, etc., etc. Je vous demanderai ce que Pierrot et Lucas vous demanderaient si vous vouliez les instruire sur de pareils sujets, et il vous faudra quelque peine encore pour me convaincre.

Je ne disconviens point d’avoir aperçu quelques vérités frappantes dans Newton ; mais n’y aurait-il point des principes trop étendus ? du filigrane mêlé dans des colonnes d’ordre toscan ? Dès que je serai de retour de mon voyage, je vous exposerai tous mes doutes. Souvenez-vous que

vers la vérité le doute les conduit

(Henriade, ch. VII, v. 376.)

À propos de doute, je viens de lire les trois derniers actes de la Mérope. La haine associée avec la plus noire envie ne pourront à présent trouver rien à redire contre cette admirable pièce. Ce n’est point parce que vous avez eu égard à ma critique, ce n’est point que l’amitié m’aveugle ; mais c’est la vérité, c’est parce que la Mérope est sans reproches. Toutes les règles de la vraisemblance y sont observées ; tous les événements y sont bien amenés ; le caractère d’une tendre mère, que son amour trahit, vaut tous les originaux de Van Dyck. Polyphonte conserve à présent l’unité de son caractère ; tout ce qu’il dit sort de l’âme d’un tyran soupçonneux. Narbas a, dans ses conseils, la timidité ordinaire des vieillards ; il reste naturellement sur le théâtre. Égisthe parle comme parlerait Voltaire, s’il était à sa place. Il a le cœur trop noble pour commettre une bassesse ; il a du courage, il venge les mânes de son père ; il est modeste après le succès, et reconnaissant envers ses bienfaiteurs.

Serait-il permis à un Allemand, à un ultramontain, de faire une petite remarque grammaticale sur les deux derniers vers de la pièce ? Ô tempora ! Ô mores[6] ! Un Béotien veut accuser Démosthène d’un solécisme ! Il s’agit de ces deux vers :

Allons monter au trône, en y plaçant ma mère ;
Et vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père.

Cet et vous, mon cher Narbas, est-ce à dire qu’on placera Narbas sur le trône en y plaçant ma mère et vous ? ou est-ce à dire : Narbas, vous me servirez toujours de père ? Ne pourriez-vous pas mettre :

Allons monter au trône, et plaçons-y ma mère ;
Pour vous, mon cher Narbas, soyez toujours mon père[7] ?

Voilà qui est bien impertinent, je mériterais d’être chassé à coups de fouet du Parnasse français. Il n’y a que l’intérêt de mon ami qui me fasse commettre des incongruités pareilles. Je vous prie, reprenez-moi, et mettez-moi dans mon tort. Vous aurez trouvé que ce plaçons-y n’est pas assez harmonieux ; je l’avoue, mais il est plus intelligible.

Voilà ma pièce politique[8] telle que j’ai eu le dessein de la faire imprimer. J’espère qu’elle ne sortira point de vos mains ; vous en comprendrez aisément les conséquences. Je vous prie de m’en dire votre sentiment en gros, sans entrer dans aucun détail des faits. Il y manque un mémoire que j’aurai dans peu, et que vous pourrez toujours y faire ajouter.

Les Mémoires de l’Académie, que je fais venir, seront ma tâche pour cet été et pour l’automne. Je vous suis, quoique de loin, dans mes occupations, et comme une tortue se traîne sur les traces d’un cerf.

Le jeune homme, auteur de l’allégorie, charmé de votre approbation, sent échauffer sa veine. Elle a déjà produit quelque échantillon nouveau, comme vous le pourrez voir. Il n’y a que le nom de Voltaire qui nous fasse composer, tous tant que nous sommes. Ce n’est point notre colère qui nous vaut un Apollon, c’est vous qui nous le valez. La Mérope du chevalier Maffei est en chemin ; elle doit arriver en peu[9].

Le paquet dont on vous a donné avis, et que le substitut de M. Tronchin ne vous a point envoyé, contient quelques bagatelles pour la marquise : c’est un meuble[10] pour son boudoir. Je vous prie de l’assurer de l’estime que m’inspirent tous ceux qui savent vous aimer. Césarion me parait un peu touché de la marquise ; il me dit : Quand elle parlait, fêlais amoureux de son esprit, et, quand elle ne parlait pas, je l’étais de son corps.

Heureux sont les yeux qui l’ont vue, et les oreilles qui l’ont entendue ! mais plus heureux ceux qui connaissent Voltaire, et qui le possèdent tous les jours !

Vous ne sauriez croire à quel point je m’impatiente de vous voir. Je me lasse horriblement de ne vous connaître que par les yeux de la foi ; je voudrais bien que ceux de la chair eussent aussi leur tour. Si jamais on vous enlève, soyez sûr que ce sera moi qui ferai le rôle de Pâris[11]. Je suis à jamais, monsieur, votre très-fidèle ami.

Fédéric

  1. Réflexions critiques sur la Poésie et sur la Peinture.
  2. Que l’Italie a produits depuis le renouvellement des sciences. (Œuvres posthumes.)
  3. Dans les éditions de Berlin et de Londres des Œuvres posthumes de Frédéric, on lit : « Je crains le vif-argent, je crains le laboratoire et tout ce que, etc. »
  4. Dans les Réflexions diverses de Mme Deshouliéres, on lit
    Vous ne prouvez que trop que chercher à connaître
    N’est souvent qu’apprendre à douter.
  5. Dans les éditions de Berlin et de Londres des Œuvres posthumes de Frédéric, ily a : « …qu’à son auteur. Le titre m’en a paru assez singulier, et il paraît bien que ce livre le tient de la libéralité du libraire. Un habile algébriste, etc. » Voyez, sur le titre assez singulier, tome XXII, page 397.
  6. Cicéron, Catilinaire Ire.
  7. Voyez tome IV, pages 253 et 256.
  8. Les Considérations sur l’état de l’Europe, dont il s’agit dans la lettre 854.
  9. Cet alinéa, omis dans l’édition de Kehl et dans l’édition Beuchot, est tiré des Œuvres posthumes.
  10. Une écritoire.
  11. Dans les éditions de Berlin et de Londres, il ya : « … comptez que ce sera moi qui ferai le rôle de Pâris. Soyez persuadé de tous les sentiments avec lesquels je suis votre très-fidèle ami. »