Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 877

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 491-493).
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877. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Juin[1].)

Mon cher ami, ce titre vous est dû, et par votre rare mérite, et par la sincérité avec laquelle vous me faites apercevoir mes fautes. Je suis charmé de votre critique ; je corrigerai tous les endroits que vous avez marqués ; je travaillerai comme sous vos yeux. Vos lumières et vos censures seront comme les canaux qui forment les jets d’eau ; elles règleront l’essor de mon esprit ; et, plus vous mettrez de sévérité dans vos critiques, plus vous augmenterez mes obligations.

Votre quatrième Épître[2] est un chef-d’œuvre. Césarion et moi nous l’avons lue, relue, et admirée plus d’une fois. Je ne saurais vous dire à quel point j’estime vos ouvrages. La noble hardiesse avec laquelle vous débitez de grandes vérités m’enchante.

Au bord de l’infini ton cours doit s’arrêter.

Ce vers est peut-être le plus philosophique qui ait jamais été fait. L’orgueil de la plupart des savants n’est pas capable de se ployer sous cette vérité. Il faut avoir épuisé la philosophie pour en dire autant.

Vous avez un talent tout particulier pour exprimer les grands sentiments et les grandes vérités. Je suis charmé de ces deux vers :

O divine amitié, félicité parfaite ;
Seul mouvement de l’âme où l’excès soit permis !

Je voudrais pouvoir inculquer cette vérité dans le cœur de tous mes compatriotes et de tous les hommes. Si le genre humain pensait ainsi, nous verrions une république plus parfaite que celle de Platon.

Cette saison, qui est pour moi le semestre de Mars[3], m’a tant fourni d’occupation qu’il m’a de impossible de vous répondre plus tôt. J’ai reçu encore la cinquième Épître sur le Bonheur, et je réponds à toutes ces lettres à la fois.

Pour vous parler avec ma franchise ordinaire, je vous avouerai naturellement que tout ce qui regarde l’Homme-Dieu[4] ne me plaît point dans la bouche d’un philosophe, d’un homme qui doit être au-dessus des erreurs populaires. Laissez au grand Corneille, vieux radoteur et tombé dans l’enfance, le travail insipide de rimer l’Imitation de Jesus-Christ, et ne tirez que de votre fonds ce que vous avez à nous dire. On peut parler de fables, mais seulement comme fables ; et je crois qu’il vaut mieux garder un silence profond sur les fables chrétiennes, canonisées par leur ancienneté et par la crédulité des gens absurdes et stupides.

Il n’y aurait qu’au théâtre où je permettrais de représenter quelque fragment de l’histoire de ce prétendu sauveur ; mais dans votre cinquième[5] Épître il paraît que trop de condescendance pour les jésuites ou la prêtraille vous a déterminé à parler de ce ton.

Vous voyez, monsieur, que je suis sincère. Je ne puis me tromper, mais je ne saurais vous déguiser mes sentiments.

Césarion a reçu avec joie et avec transport la lettre[6] que vous lui avez écrite. Vous recevrez sa réponse sous ce même couvert. Nous allons nous séparer pour un temps, puisque je suivrai le roi au pays de Clèves. Je compte y être le mois prochain. Ayez la bonté d’adresser vos lettres, vers ce temps, au colonel Borcke, à Vesel. J’espère en recevoir quelques-unes pendant le séjour que j’y ferai, vu la proximité de la France. Je tournerai le visage vers Cirey ; je ferai comme les Juifs captifs à Babylone, qui se tournaient vers le côté du temple pour faire leurs prières, et pour implorer l’assistance divine.

Voici quelques pièces[7] de ma façon que j’expose au creuset. Je crains fort qu’elles ne soutiennent pas l’épreuve. C’est, comme vous voyez, toujours le démon des vers qui me domine. Bientôt celui des combats pourra influer sur moi. Si le sort ou le démon de la guerre me rend ennemi des Français, soyez bien persuadé que la haine n’aura jamais d’empire sur mon esprit, et que mon cœur démentira toujours mon bras. Vous seul, monsieur, me faites aimer votre nation. Je chérirai tendrement les habitants de Cirey, tandis que je ferai la guerre aux Français, et je dirai :

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · Mon épée
Qui du sang espagnol eût été mieux trempée…

(Henriade, ch. III, v. 199.)

Je vous prie de me donner de vos nouvelles le plus souvent qu’il vous sera possible ; je suis d’une inquiétude extrême sur tout ce qui regarde votre santé. Nous venons de perdre ici un des plus grands hommes d’Allemagne : c’est le fameux M. de Beausobre[8], homme d’honneur et de probité, grand génie, d’un esprit fin et délié, grand orateur, savant dans l’histoire de l’Église et dans la littérature, ennemi implacable des jésuites, la meilleure plume de Berlin, un homme plein de feu et de vivacité, que quatre-vingts années de vie n’avaient pu glacer ; d’ailleurs sentant quelque faible pour la superstition, défaut assez commun chez les gens de son métier, et connaissant assez la valeur de ses talents pour être sensible aux applaudissements et à la louange. Cette perte m’est d’autant plus sensible qu’elle est irréparable. Nous n’avons personne qui puisse remplacer M. de Beausobre. Les hommes de son mérite sont rares, et quand la nature les sème, ils ne parviennent pas tous à la maturité.

Il m’est parvenu une lettre qu’une dame[9] de ce pays-ci vous a écrite. Vous aurez bien vu, par son style, qu’elle est brouillée avec le sens commun. Ne jugez pas de toutes nos dames par cet échantillon, et croyez qu’il en est dont l’esprit et la figure ne vous paraîtraient pas réprouvables. Je leur dois bien quelques mots en leur faveur, car elles répandent des charmes inexprimables dans le commerce de la vie ; en faisant même abstraction de la galanterie, elles sont d’une nécessité indispensable dans la société : sans elle toute conversation est languissante.

J’attends la Mérope, j’attends quelque merveille fraîchement éclose ; j’attends des nouvelles de mon ami, une réponse sur quelques bagatelles que j’ai fait partir pour le petit paradis de Cirey ; et toute cette attente me fait bien languir. J’ai oublié de vous dire que j’ai reçu votre Newton, j’entends l’édition de Hollande. Je vous ai promis de vous communiquer toutes mes réflexions ; mais le moyen ? Je n’ai pas eu, depuis quatre semaines, le moment de me reconnaître, et à peine puis-je vous écrire ces deux mots.

Mille amitiés à la marquise, et à tous ceux qui sont assemblés à Cirey au nom de Voltaire. Je vous prie, ne m’oubliez point ; et soyez fermement persuadé de l’estime et de l’amitié avec laquelle je suis, monsieur, votre très fidèle ami,

Fédéric
  1. Il se peut que cette lettre n’ait été écrite qu’après la revue à laquelle Frédéric fait allusion dans le sixième alinéa.
  2. Quatrième Discours sur l’Homme.
  3. Frédéric séjourna à Berlin du 27 mai au 11 juin 1738, pour passer en revue avec son régiment.
  4. Il s’agit évidemment de ce passage du septième des Discours sur l’homme (voyez tome IX) :
    Quand l’ennemi divin des scribes et des prêtres…
    L’Homme-Dieu.
  5. Je n’ai vu aucune édition où le passage dont parle Frédéric se trouve dans la cinquième épître ; il est dans la septième. (B.)
  6. Elle n’a pas été imprimée.
  7. Le Philosophe guerrier, epître à M. Jordan, une autre à Césarion, etc.
  8. Mort le 5 ou le 6 juin 1738, date qui détermine très-approximativement celle de cette lettre.
  9. Mme de Brant, citée dans ravant-dernier alinéa de la lettre 936.