Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 867

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 474-476).
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867. — À M. BERGER.
À Cirey, le 14 mai.

Il y a longtemps, monsieur, qu’on m’impute des ouvrages que je n’ai jamais vus ; je viens enfin de voir ces trois Épîtres en question. Je puis vous assurer que je ne suis point l’auteur de ces sermons. Je conçois fort bien que le portrait de l’abbé Desfontaines est peint d’après nature[1] ; mais, de bonne foi, suis-je le seul qui connaisse, qui déteste, et qui puisse peindre ce misérable ? Y a-t-il un homme de lettres qui ne pense ainsi sur son compte ? Je ne veux imputer ces Épîtres à personne ; mais, s’il était question d’en deviner l’auteur, je crois que je trouverais aisément le mot de cette énigme. Tout ce qui m’importe le plus est de ne pas passer pour l’auteur des ouvrages que je n’ai pas faits. Le peu de connaissance que j’ai depuis quatre ans dans le monde fait que je ne peux deviner les allusions dont vous me parlez ; mais il suffit qu’on fasse des applications malignes pour que je sois au désespoir qu’on m’attribue un écrit qui a donné lieu à ces applications. J’ai toujours détesté la satire ; et, si j’ai de l’horreur pour Rousseau et pour Desfontaines, c’est parce qu’ils sont satiriques, l’un en vers très-souvent durs et forcés, l’autre en prose sans esprit et sans génie. Je vous prie, au nom de la vérité et de l’amitié, de détromper ceux qui penseraient que j’aurais la moindre part à ces Èpîtres.

Il y a longtemps que je ne m’occupe uniquement que de physique. Je ne comptais pas que les Éléments de Newton parussent si tôt. Je ne les ai point encore ; mais ce que je peux dire, c’est qu’il n’y a point d’exemple d’une audace et d’une impertinence pareilles de la part des libraires de Hollande. Ils n’ont pas attendu la fin de mon manuscrit ; ils osent donner le livre imparfait, non corrigé, sans table, sans errata ; les quatre derniers chapitres manquent absolument. Je ne conçois pas comment ils en peuvent vendre deux exemplaires ; leur précipitation mériterait qu’ils fussent ruinés. Ils se sont empressés, grâce à l’auri sacra fames[2], de vendre le livre ; et le public, curieux et ignorant, l’achète comme on va en foule à une pièce nouvelle. L’affiche de ces libraires est digne de leur sottise ; leur titre n’est point assurément celui que je destinais à cet ouvrage ; ce n’était pas même ainsi qu’était ce titre dans les premières feuilles imprimées que j’ai eues, et que j’ai envoyées à monsieur le chancelier ; il y avait simplement : Éléments de la Philosophie de Newton. Il faut être un vendeur d’orviétan pour y ajouter : mis à la portèe de tout le monde, et un imbécile pour penser que la philosophie de Newton puisse être à la portée de tout le monde. Je crois que quiconque aura fait des études passables, et aura exercé son esprit à réfléchir, comprendra aisément mon livre ; mais, si l’on s’imagine que cela peut se lire entre l’opéra et le souper, comme un conte de La Fontaine, on se trompe assez lourdement ; c’est un livre qu’il faut étudier. Quand M. Algarotti me lut ses Dialogues sur la lumière[3], je lui donnai l’éloge qu’il méritait d’avoir répandu infiniment d’esprit et de clarté sur cette belle partie de la physique ; mais alors il avait peu approfondi cette matière. L’esprit et les agréments sont bons pour des vérités qu’on effleure : les dialogues des Monde[4], qui n’apprennent pas grand’chose, et qui, d’ailleurs, sont trop remplis de la misérable hypothèse des tourbillons, sont pourtant un livre charmant, par cela même que le livre est d’une physique peu recherchée, et que rien n’y est traité à fond. Mais si M. Algarotti est entré, depuis notre dernière entrevue à Cirey, dans un plus grand examen des principes de Newton, son titre per le Dame ne convient point du tout, et sa marquise imaginaire devient assez déplacée. C’est ce que je lui ai dit, et voilà pourquoi j’ai commencé par ce trait[5] qu’on me reproche, en parlant à une philosophe plus réelle. Je n’ai aucune intention de choquer l’auteur des Mondes, que j’estime comme un des hommes qui font le plus d’honneur à ce monde-ci. C’est ce que je déclare publiquement dans les mémoires envoyés à tous les journaux. Continuez, mon cher ami à écrire à Cirey à votre ami.

  1. Voyez, tome IX, la variante du vers 94 du troisième Discours sur l’Homme.
  2. Virgile, 'Æn., III, 57.
  3. Il Newtonianismo per le Dame.
  4. Entretiens sur la pluralité des mondes, par Fontenelle.
  5. Voyez, tome XXII, page 400, l’Avant-propros de 1738.