Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 822

Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 399-401).
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822. — À M. THIERIOT.
À Cirey, le 25 janvier.

Je comptais, mon cher ami, vous envoyer un énorme paquet pour le prince, et j’aurais été charmé que vous eussiez lu tout ce qu’il contient. Vous eussiez vu, et peut-être approuvé, la manière dont je pense sur bien des choses, et surtout sur vous. Je lui parle de vous comme le doit faire un homme qui vous estime et qui vous aime depuis si longtemps. Il doit, par vos lettres, vous aimer et vous estimer aussi ; cela est indubitable, mais ce n’est pas assez. Il faut que vous soyez regardé par lui comme un philosophe indépendant, comme un homme qui s’attache à lui par goût, par estime, sans aucune vue d’intérêt. Il faut que vous ayez auprès de lui cette espèce de considération qui vaut mieux que mille écus d’appointements, et qui, à la longue[1], attire en effet des récompenses solides. C’est sur ce pied-là que je vous ai cru tout établi dans son esprit, et c’est de là que je suis partit toutes les fois qu’il s’est agi de vous. J’étais d’autant plus disposé à le croire que vous me mandâtes, il y a quelque temps, à propos de M. de Keyserlingk, que le prince envoya de Berlin à Mme la marquise du Châtelet : Le prince nous a aussi envoyé un gentilhomme, etc. Vous ajoutiez je ne sais quoi de bruit dans le monde, à quoi je n’entendais rien : et tout ce que je comprenais, c’était que le prince vous donnait tous les agréments et toutes les récompenses que vous méritez, et que vous devez en attendre.

Enfin je croyais ces récompenses si sûres que M. de keyserlingk, qui est en effet son favori, et dont le prince ne me parle jamais que comme de son ami intime, me dit que l’intention de Son Altesse royale était de vous faire sentir de la manière la plus gracieuse les effets de sa bienveillance. Voici à peu près mot à mot ce qu’il me dit : « Notre prince n’est pas riche à présent, et il ne veut pas emprunter, parce qu’il dit qu’il est mortel, et qu’il n’est pas sûr que le roi son père payât ses dettes. Il aime mieux vivre en philosophe, attendant qu’il vive un jour en grand roi, et il serait très-fâché, alors, qu’il y eût un prince sur la terre qui récompensât mieux ses serviteurs que lui. Je vous avouerai même, continua-t-il, que l’extrême envie qu’il a d’établir sa réputation chez les étrangers l’engagera toujours à prodiguer des récompenses d’éclat sur ses serviteurs qui ne sont pas ses sujets. »

Ce fut à cette occasion que je parlai de vous à M. de keyserlingk dans des termes qui lui firent une très-grande impression. C’est un homme de beaucoup de mérite, qui s’est conduit avec le roi en serviteur vertueux, et, auprès du prince, en ami véritable. Le roi l’estime, et le prince l’aime comme son frère. Mme la marquise du Châtelet l’a si bien reçu, lui a donné des fêtes si agréables, avec un air si aisé, et qui sentait si peu l’empressement et la fatigue d’une fête, elle l’a forcé d’une manière si noble et si adroite à recevoir des présents extrêmement jolis, qu’il s’en est retourné enchanté de tout ce qu’il a vu, entendu, et reçu. Ses impressions ont passé dans l’âme du prince royal, qui en a conçu pour Mme la marquise du Châtelet toute l’estime, et, j’ose dire, l’admiration qu’elle mérite. Je vous fais tout ce détail, mon cher ami, pour vous persuader que M. de keyserlingk doit être homme par qui les bienfaits du prince doivent tomber sur vous.

Je vous répète que je suis bien content de la politique habile et noble que vous avez mise dans le refus adroit d’une petite pension, et si, par hasard (car il faut prévoir tout), il arrivait que

Son Altesse royale prît votre refus pour un mécontentement secret, ce que je ne crois pas, je vous réponds qu’en ce cas M. de Keyserlingk vous servirait avec autant de zèle que moi-même. Continuez sur ce ton ; que vos lettres insinuent toujours au prince le prix qu’il doit mettre à votre affection à son service, à vos soins, à votre sagesse, à votre désintéressement ; et je vous réponds, moi, que vous vous en trouverez très-bien. J’ai été prophète une fois en ma vie, aussi n’était-ce pas dans mon pays : c’était à Londres, avec notre cher Falkener. Il n’était que marchand, et je lui prédis qu’il serait ambassadeur à la Porte. Il se mit à rire ; et enfin le voilà ambassadeur. Je vous prédis que vous serez un jour chargé des affaires du prince devenu roi, et, quoique je fasse cette prédiction dans mon pays, votre sagesse l’effectuera, Mais, d’une manière ou d’autre, soyez sûr d’une fortune.

Je suis bien aise que Piron gagne quelque chose à me tourner en ridicule[2]. L’aventure de la Malcrais-Maillard est assez plaisante. Elle prouve au moins que nous sommes très-galants : car, quand Maillard nous écrivait, nous ne lisions pas ses vers ; quand Mlle de Lavigne nous écrivit, nous lui fîmes des déclarations.

Monsieur le chancelier[3] n’a pas cru devoir m’accorder le privilège des Éléments de Newton ; peut-être dois-je lui en être très-obligé. Je traitais la philosophie de Descartes comme Descartes a traité celle d’Aristote. M. Pitot, qui a examiné mon ouvrage avec soin, le trouvait assez exact ; mais enfin je n’aurais eu que de nouveaux ennemis, et je garderai pour moi les vérités que Newton et S’Gravesande m’ont apprises. Adieu, mon cher ami.

  1. Grâce à Voltaire, Thieriot était devenu l’agent littéraire de Frédéric, auquel il manquait rarement d’envoyer les plus plats libelles publiés contre son ami et son bienfaiteur. Frédéric, étant monte sur le trône, n’en fut pas moins avare, et il paya fort mal son correspondant, ou même ne le paya pas du tout, comme le fait entendre la fin de la lettre de Voltaire à Thieriot, du 10 mars 1747. (Cl.)
  2. Dans la Métromanie, jouée, pour la première fois, le 7 janvier 1738, Piron avait mis à profit l’aventure de Desforges-Maillard avec quelques beaux esprits, et, entre autres, avec Voltaire, qu’il parait y avoir peint sous les traits du poëte Damis. (Cl.)
  3. D’Aguesseau.