Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 813
Monsieur, vous me faites la plus jolie galanterie du monde. Je reçois un paquet sous mon adresse ; je reconnais les cachets, j’ouvre, et je trouve Mérope. Je lis, je suis charmé, j’admire, et je suis obligé d’augmenter la reconnaissance que je vous dois, et que je ne croyais plus susceptible d’accroissement. Mérope est une des plus belles tragédies qu’on ait faites ; l’économie de la pièce est menée avec adresse ; la terreur croit de scène en scène ; et la tendresse maternelle, substituée à l’amour doucereux, m’a charmé. J’avoue que la voix de la nature me parait infiniment plus pathétique que celle d’une passion frivole. Les vers sont pleins de noblesse, les sentiments expliqués avec dignité ; enfin la conduite de la pièce, l’expression des mœurs, la vraisemblance, le dénoûment, tout y est aussi heureusement amené qu’on peut le désirer, il n’y a que vous au monde qui puissiez faire une pièce aussi parfaite que Mérope. J’en suis charmé, j’en suis extasié, et je ne finirais point si ce n’était pour épargner votre modestie.
Si je ne puis vous payer en même monnaie, je ne veux pas cependant ne vous point témoigner ma reconnaissance. Je vous prie, conservez la bague[1] que je vous envoie comme un monument du plaisir que votre incomparable tragédie m’a causé. Si vous n’aviez jamais fait que Mérope, cette pièce suffirait seule pour faire passer votre nom jusqu’aux siècles les plus reculés. Vos ouvrages suffiraient pour immortaliser vingt grands hommes, dont aucun ne manquerait de gloire.
Vous m’avez obligé sensiblement par les attentions que vous me témoignez en toutes les occasions qui se présentent. Je reste toujours en arrière avec vous, et je m’impatiente de ne pouvoir pas vous témoigner toute l’étendue des sentiments pleins d’estime avec lesquels je suis votre très-fidèlement affectionné ami,
N’oubliez pas de faire mille amitiés de ma part à l’incomparable Émilie.
Il s’est trouvé quelques fautes de copiste dans Mérope ; je les noterai et je vous les enverrai par le premier ordinaire pour vous prier de me les corriger.
Césarion[2] n’est pas encore arrivé ; il faut avouer que l’amour est un grand maître.