Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 730

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 231-232).
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730. — À M. S’GRAVESANDE[1].
Cirey.

Vous vous souvenez, monsieur, de l’absurde calomnie qu’on[2] fit courir dans le monde, pendant mon séjour en Hollande. Vous savez si nos prétendues disputes sur le spinosisme et sur des matières de religion ont le moindre fondement. Vous avez été si indigné de ce mensonge que vous avez daigné le réfuter publiquement ; mais la calomnie a pénétré jusqu’à la cour de France, et la réfutation n’y est pas parvenue. Le mal a des ailes, et le bien va à pas de tortue. Vous ne sauriez croire avec quelle noirceur on a écrit et parlé au cardinal de Fleury. Vous connaissez par ouï-dire ce que peut le pouvoir arbitraire. Tout mon bien est en France, et je suis dans la nécessité de détruire une imposture que, dans votre pays, je me contenterais de mépriser, à votre exemple.

Souffrez donc, aimable et respectable philosophe, que je vous supplie très-instamment de m’aider à faire connaître la vérité. Je n’ai point encore écrit au cardinal pour me justifier. C’est une posture trop humiliante que celle d’un homme qui fait son apologie ; mais c’est un beau rôle que celui de prendre en main la défense d’un homme innocent. Ce rôle est digne de vous, et je vous le propose comme à un homme qui a un cœur digne de son esprit. Il y a deux partis à prendre, ou celui de faire parler monsieur votre beau-frère à M. de Fénelon, et d’exiger de M. de Fénelon qu’il écrive en conformité au cardinal, ou celui d’écrire vous-même. Je trouverais ce dernier parti plus prompt, plus efficace, et plus convenable à un homme comme vous. Deux mots et votre nom feraient beaucoup, je vous en réponds. Il ne s’agirait que de dire au cardinal que l’équité seule vous force à l’instruire que le bruit que mes ennemis ont fait courir est sans fondement, et que ma conduite en Hollande a confondu les calomniateurs.

Soyez sûr que le cardinal vous répondra, et qu’il en croira un homme accoutumé à démontrer la vérité. Je vous remercie, et je me souviendrai toujours de celles que vous m’avez enseignées. Je n’ai qu’un regret, c’est de n’en plus apprendre sous vous. Je vous lis au moins, ne pouvant plus vous entendre. L’amour de la vérité m’avait conduit à Leyde, l’amitié seule m’en a arraché. En quelque lieu que je sois, je conserverai pour vous le plus tendre attachement et la plus parfaite estime.

  1. On voit plus haut (dans la lettre 709), que Voltaire avait consulté S’Gravesande, à Leyde, sur les Éléments de la Philosophie de Newton, qu'il se proposait de publier ; mais, comme le dit M. de Gérando (Biographie universelle), le savant Hollandais, tout en admirant la facilité et l’élégance avec lesquelles Voltaire avait traité ces matières, ne put lui prêter le secours que celui-ci désirait. Guillaume-Jacob S’Gravesande est mort à la fin de février 1742. (Cl.)
  2. J.-B. Rousseau.