Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 721

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 216-220).
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721. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
(Amsterdam, février 1737.)

Monseigneur, je ne sais par où commencer ; je suis enivré de plaisir, de surprise, de reconnaissance ;

Pollio et ipse facit nova carmina : pascite taurum.

(Virg., Egl. iii, v. 86.)

Vous faites à Berlin des vers français tel qu’on en faisait à Versailles du temps du bon goût et des plaisirs. Vous m’envoyez la Métaphysique de M. Wolff, et j’ose vous dire que Votre Altesse royale a bien l´air de l’avoir traduite elle-même. Vous m’envoyez M, de Borcke dans le sein de ma solitude : vous savez combien un homme digne de votre bienveillance doit m’être cher. Je reçois à la fois quatre lettres[1] de Votre Altesse royale ; le buste de Socrate est à Cirey : je suis ébloui de tant de biens ; j´ai une peine extrême à me recueillir assez pour vous remercier.

Les grandes passions parleront les premières : ces passions, monseigneur, sont vous et les vers :

Moderne Alcibiade, aimable et grand génie,
Sans avoir ses défauts, vous avez ses vertus :
Protecteur de Socrate, ennemi d’Anitus,
Vous ne redoutez point qu’on vous excommunie.
Je ne suis point Socrate ; un oracle des dieux
Ne s’avisa jamais de me déclarer sage,
Et mon Alcibiade est trop loin de mes yeux.
C’est vous que j’aimerais, vous qui seriez mon maître,
Vous, contre la ciguë illustre et sûr appui,
Vous, sans qui tôt ou tard un Anitus, un prêtre,
Pourrait dévotement m’immoler comme lui.

Monseigneur, autrefois Auguste fit des vers pour Horace et pour Virgile, mais Auguste s’était souillé par des proscriptions ; Charles IX fit des vers, et même assez jolis[2], pour Ronsard, mais Charles IX fut coupable d’avoir au moins permis la Saint-Barthélemy, pire que les proscriptions. Je ne vous comparerai qu´a notre Henri le Grand, à François 1er[3]. Vous savez sans doute, monseigneur, cette charmante chanson de Henri le Grand pour sa maîtresse :

Recevez ma couronne,
Le prix de ma valeur ;
Je la tiens de Bellone :
Tenez-la de mon cœur.

Voilà des modèles d’hommes et de rois ; et vous les surpasserez. M. de Borcke a ému mon cœur par tout ce qu’il m’a dit de Votre Altesse royale ; mais il ne m’a rien appris.

Vous sentez bien, monseigneur, que j’ai dû recevoir vos lettres très-tard, attendu mon voyage. Enfin Mme du Chàtelet les a reçues avec le Socrate. Le. sieur Thieriot aurait pu retirer le paquet à la poste plus tôt ; mais M. Chambrier le retira, et, croyant que c’était votre portrait, il voulait, comme de raison, le garder. Émilie est au désespoir que ce ne soit que Socrate. Monseigneur, le palais de Cirey s’est flatté d’être orné de l’image du seul prince que nous comptions sur la terre. Émilie l’attent ; elle le mérite, et vous êtes juste.

Le sieur Thieriot a encore cru que j’allais en Prusse. L’éclat de vos bontés pour moi l´a persuadé à beaucoup de monde. On inséra cette nouvelle dans les gazettes, il y a presque un mois[4]. Mais, monseigneur, la pénétration de votre esprit vous aura fait deviner mon caractère ; je suis sûr que vous m’aurez rendu la justice d’être persuadé que j’ai la plus extrême envie de vous faire ma cour, mais que je n’ai eu nullement le dessein d’y aller. Je suis incapable de faire une telle démarche sans des ordres précis.

La cour du roi votre père et votre personne, monseigneur, doivent attirer des étrangers : mais un homme de lettres qui vous est attaché ne doit pas aller sans ordre.

Je ne comptais pas assurément sortir de Cirey, il y a un mois[5]. Mme du Châtelet, dont l’âme est faite sur le modèle de la vôtre, et qui a sûrement avec vous une harmonie préétablie, devait me retenir dans sa cour, que je préfère, sans hésiter, à celle de tous les rois de la terre, et comme ami, et comme philosophe, et comme homme libre ; car

Fuge suspicari
Cujus octavum trepidavit ætas
Claudere lustrum.

(Hor., liv. II, od. iv, v. 22.)

Un orage m’a arraché de cette retraite heureuse : la calomnie m’a été chercher jusque dans Cirey. Je suis persécuté depuis que j’ai fait la Henriade. Croiriez-vous qu’on m’a reproché plus d’une fois d’avoir peint la Saint-Barthélémy avec des couleurs trop odieuses ? On m’a appelé athée, parce que je dis que les hommes ne sont point nés pour se détruire. Enfin la tempête a redoublé, et je suis parti par les conseils de mes meilleurs amis. J’avais esquissé les principes[6] assez faciles de la philosophie de Newton ; Mme du Châtelet avait sa part à l´ouvrage : Minerve dictait, et j’écrivais. Je suis venu à Leyde travailler à rendre l’ouvrage moins indigne d’elle et de vous ; je suis venu à Amsterdam le faire imprimer et faire dessiner les planches. Cela durera tout l’hiver. Voilà mon histoire et mon occupation ; les bontés de Votre Altesse royale exigeaient cet aveu.

J’étais d’abord en Hollande sous un autre nom[7], pour éviter les visites, les nouvelles connaissances, et la perte du temps : mais les gazettes ayant débité des bruits injurieux semés par mes ennemis, j’ai pris sur-le-champ la résolution de les confondre, en les démentant et en me faisant connaître.

Je n’ai pas encore eu le temps de lire toute la Métaphysique dont vous avez daigné me faire présent ; le peu que j’en ai lu m’a paru une chaîne d’or qui va du ciel en terre. Il y a, à la vérité, des chaînons si déliés qu’on craint qu’ils ne se rompent ; mais il y a tant d’art à les avoir faits que je les admire, tout fragiles qu’ils peuvent être.

Je vois très-bien qu’on peut combattre l’espèce d’harmonie préétablie où M. Wolff veut venir, et qu’il y a bien des choses à dire contre son système ; mais il n’y a rien à dire contre sa vertu et contre son génie. Le taxer d’athéisme, d’immoralité, enfin le persécuter, me paraît absurde. Tous les théologiens de tous les pays, gens enivrés de chimères sacrées, ressemblent aux cardinaux qui condamnèrent Galilée. Ne voudraient-ils point brûler vif M. Wolff parce qu’il a plus d’esprit qu’eux ? Ange tutélaire de Wolff et de la raison, grand prince, génie vaste et facile, est-ce qu’un coup d’œil de vous n’impose pas silence aux sots ?

Dans les lettres que je reçois de Votre Altesse royale, parmi bien des traits de prince et de philosophe, je remarque celui où vous dites : Cæsar est supra grammaticam[8]. Cela est très-vrai : il sied très-bien à un prince de n’être pas puriste ; mais il ne sied pas d’écrire et d’orthographier comme une femme. Un prince doit en tout avoir reçu la meilleure éducation ; et de ce que Louis XIV ne savait rien, de ce qu’il ne savait pas même la langue de sa patrie, je conclus qu’il fut mal élevé. Il était né avec un esprit juste et sage ; mais on ne lui apprit qu’à danser et à jouer de la guitare. Il ne lut jamais ; et, s’il avait lu, s’il avait su l´histoire, vous auriez moins de Français à Berlin. Votre royaume ne se serait pas enrichi, en 1686, des dépouilles du sien. Il aurait moins écouté le jésuite Le Tellier[9] ; il aurait, etc., etc., etc.

Ou votre éducation a été digne de votre génie, monseigneur, ou vous avez tout suppléé. Il n’y a aucun prince à présent sur la terre qui pense comme vous. Je suis bien fâché que vous n’ayez point de rivaux. Je serai toute ma vie, etc.

  1. Ce sont les lettres 705, 710, 715, et 718 : c’est ce qui a décidé Beuchot à placer en février cette lettre, qui a été tantôt datée de janvier, tantôt de mars.
  2. Voyez tome XVIII, page 142.
  3. Voyez la note, tome XX, page 382.
  4. Le 24 Décembre 1736, dans la Gazette de Hollande. (Cl.)
  5. Voltaire dut quitter Cirey le 22 ou le 23 décembre 1736, dit M. Clogenson, qui date cette lettre de la fin de Janvier. Je crois qu’il ne faut pas prendre à la lettre les expressions de Il y a presque un mois, et il y a un mois employées par Voltaire. (B.)
  6. Les Éléments de la Philosophie de Newton, publiés par Ledet en 1738.
  7. Celui de Révol ; voyez la lettre 697.
  8. Voyez la lettre 700.
  9. Voyez tome XXIV, pâtre 535.