Correspondance de Voltaire/1737/Lettre 713

Correspondance : année 1737GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 206-207).
◄  Lettre 712
Lettre 714  ►

713. — À. M. THIERIOT.
Le 28 janvier.

Mon cher ami, il faut s’armer de patience dans cette vie, et lâcher d’être aussi insensible aux traverses que nos cœurs sont ouverts aux charmes de l’amitié. Ce bon dévot de Rousseau fut informé, il y a un mois, que j’avais passé par Bruxelles : aussitôt sa vertu se ranima pour faire mettre dans trois ou quatre gazettes que je m’en allais en Prusse parce que j’étais chassé de France ; sa probité a même été jusqu’à écrire contre moi en Prusse. Voyant que Dieu ne bénissait pas ses pieuses intentions, et que j’étais tranquille à Leyde, où je travaillais à la Philosophie de Newton, il a recouru chrétiennement à une autre batterie. Il a semé le bruit que j’étais venu prêcher l’athéisme à Leyde, et que j’en serais chassé comme Descartes ; que j’avais eu une dispute publique avec le professeur S’Gravesande sur l’existence de Dieu, etc. Il a fait écrire cette belle nouvelle à Paris, par un moine défroqué[1] qui faisait autrefois un libelle hebdomadaire intitulé le Glaneur. Ce moine est chassé de la Haye, et est caché à Amsterdam. J’ai été bien vite informé de tout cela. Il se fait ici, parmi quelques malheureux réfugiés, un commerce de scandales et de mensonges à la main, qu’ils débitent chaque semaine dans tout le Nord pour de l’argent. On paye deux, trois cents, quatre cents forins par an à des nouvellistes obscurs de Paris. qui griffonnent toutes les infamies imaginables, qui forgent des histoires auxquelles les regrattiers de Hollande ajoutent encore ; et tout cela s’en va réjouir les cours de l’Allemagne et de la Russie, Ces messieurs-là sont une engeance à étouffer.

Vous avez à Paris des personnes bien plus charitables, qui composent pour rien des chansons sur leur prochain. On vient de m’en envoyer une[2] où vous et Pollion, et le gentil Bernard, et tous vos amis, et moi indigne, ne sommes pas trop bien traités ; mais cela ne dérangera ni ma philosophie ni la vôtre, et Newton ira son train.

Tranquille au haut des cieux que Newton s’est soumis,
Il ignore en effet s’il a des ennemis[3].

Après les consolations de l’amitié et de la philosophie, la plus flatteuse que je reçoive est celle des bontés inexprimables du prince royal de Prusse. J’ai été très-fâché que l’on ait inséré dans les gazettes que je devais aller en Prusse, que le prince m’avait envoyé son portrait, etc. Je regarde ses faveurs comme celles d’une belle femme ; il faut les goûter et les taire. Mandez-lui, mon cher ami, que je suis discret, et que je ne me vante point des caresses de ma maîtresse. De mon côté, je ne vous oublie pas quand je lui parle de belles-lettres et de mérite.

Mille respects, je vous prie, à votre Parnasse, à nos loyaux chevaliers[4]. Parlez un peu à M. d’Argental des saintes calomnies du béat Rousseau. Adieu, nous ne sommes qu’honnêtes gens, Dieu merci ; je vous embrasse.

  1. Voyez la note de la page précédente.
  2. Cette chanson, intitulée les Adieux de M. de V*** à Mme du Châtelet, est imprimée dans le volume intitulé Lettres de M. de V***, avec plusieurs pièces de différents auteurs, 1738, in-12, et dans ses diverses réimpressions. Elle y a douze couplets ; elle n’en a que neuf dans le Voltariana : et parmi ces neuf, il en est un (contre La Popelinière) qui n’est pas dans l’autre version, et ce ne sont pas là toutes les différences. Cette chanson, qui commence par ces vers :
    Adieu, belle Emilie,
    En Prusse je m’en vas, etc.
    maltraite tout à la fois Voltaire. Roi. Desfontaines, Thieriot, Bernard, Maupertuis, Mme du Châtelet (et La Popelinière). Voltaire l’attribue à Louis Riccoboni, connu sous le nom de Lélio, mort en 1753, à soixante-dix-neuf ans. (B.)
  3. Vers de l´Èpître à Mme du Châtelet.
  4. Le bailli de Froulai et le chevalier d’Aidie.