Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 701

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 191-192).
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701. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ce dimanche[1], à quatre heures du matin, décembre.

Votre amie[2] a été d’abord bien étonnée quand elle a appris qu’un ouvrage aussi innocent que le Mondain avait servi de prétexte à quelques-uns de mes ennemis ; mais son étonnement s’est tourné dans la plus grande confusion et dans l’horreur la plus vive, à la nouvelle qu’on voulait me persécuter sur ce misérable prétexte. Sa juste douleur l’a emporté sur la résolution de passer avec moi sa vie. Elle n’a pu souffrir que je restasse plus longtemps dans un pays où je suis traité si inhumainement. Nous venons de partir de Cirey ; nous sommes, à quatre heures du matin, à Vassy, où je dois prendre des chevaux de poste. Mais, mon véritable, mon tendre et respectable ami, quand je vois arriver le moment où il faut se séparer pour jamais de quelqu’un qui a fait tout pour moi, qui a quitté pour moi Paris, tous ses amis, et tous les agréments de la vie, quelqu’un que j´adore et que je dois adorer, vous sentez bien ce que j’éprouve : l’état est horrible. Je partirais avec une joie inexprimable ; j’irais voir le prince de Prusse, qui m’écrit souvent pour me prier d’aller à sa cour ; je mettrais entre l’envie et moi un assez grand espace pour n’en être plus troublé ; je vivrais dans les pays étrangers, en Français qui respectera toujours son pays ; je serais libre, et je n’abuserais point de ma liberté ; je serais le plus heureux homme du monde ; mais votre amie est devant moi, qui fond en larmes. Mon cœur est percé. Faudra-t-il la laisser retourner seule dans un château qu’elle n’a bâti que pour moi, et me priver de ce qui est la consolation de ma vie parce que j’ai des ennemis à Paris ? Je suspens, dans mon désespoir, mes résolutions ; j’attendrai encore que vous m’ayez instruit de l’excès de fureur où l’on peut se porter contre moi.

C’est bien, assurément, réunir l’absurdité de l’âge d’or et la barbarie du siècle de fer, que de me menacer pour un tel ouvrage. Il faut donc qu’on l’ait falsifié. Enfin je ne sais que croire. Tout ce que je sais, c’est que je voudrais être ignoré de toute la terre, et n’être connu que de vous et de votre amie. Elle était déterminée, à neuf heures du soir, à me laisser partir ; mais, moi, je vous dis, à quatre heures du matin, à présent de concert avec elle : Faites tout ce que vous croyez convenable. Si vous jugez l’orage trop fort, mandez-le-nous à l’adresse ordinaire, et j’achèverai ma route ; si vous le croyez calmé véritablement, je resterai. Mais quelle vie affreuse ! Être éternellement bourrelé par la crainte de perdre, sans forme de procès, sa liberté sur le moindre rapport, j’aimerais mieux la mort. Enfin je m’en rapporte à vous ; voyez ce que je dois faire. Je suis épuisé de lassitude, accablé de chagrin et de maladie. Adieu ; je vous embrasse mille fois, vous et votre aimable frère.

Pourquoi Mlle  Quinault ne m’aime-t-elle pas assez pour daigner recevoir un colifichet[3] de ma part ?

  1. Sans doute le 23 décembre.
  2. Mme  la marquise du Chàtelet, (K.)
  3. La pendule d’or moulu dont il s’est agi plus haut, lettre 698.