Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 692

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 178-181).
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692. — À M. DE MAIRAN.
À Cirey, le 1er décembre.

J’abuse de vos bontés, monsieur ; mais vous êtes fait pour donner des lumières, et moi pour en profiter.

Sur ce que vous me dites, dans votre lettre, que vous vous êtes bien trouvé de ne jamais admettre de merveilleux mathématique, j’ai consulté le Mémoire de 1715, que vous m’indiquez, et j’ai vu le prétendu merveilleux de la roue d’Aristote réduit aux lois mathématiques. Il est clair que vous avez très-bien expliqué ce qui était échappé à Tacquet et aux autres.

J’ose croire sur ce fondement que peut-être ne vous éloignerez, vous pas de mes idées, sur la question d’optique que j’ai pris la liberté de vous proposer. Ni Tacquet, ni Barrow, ni Grimaldi, ni Molineux, n’ont pu la résoudre. C’était une question du ressort du Père Malebranche, mais il ne l’a point traitée ; et j’ai grand’-peur qu’il ne s’y fût trompé, comme il a fait, à mon avis, sur la raison pour laquelle nous voyons le soleil et la lune plus grands à l’horizon qu’au méridien.

Je suis bien loin d’admettre du merveilleux dans ma difficulté ; ce sont les opticiens qui, en ne l’expliquant pas, en font une espèce de miracle. Il n’y a que l’obscur qui soit merveilleux, et je ne cherche qu’à ôter l’obscurité qui enveloppe depuis longtemps cette question. Il me paraît qu’elle en vaut la peine, et qu’elle tient à une théorie assez sûre et assez curieuse. Voulez-vous vous donner la peine de voir Grimaldi, page 312, et Barrow, ad finem lectionum  ? Vous trouverez la chose très-obscurément énoncée dans Barrow, et très-clairement dans Grimaldi ; mais, de raison, ni l’un ni l’autre n’en donnent. Voici le fait :

Prenez un miroir concave ; tenez votre montre dans une main, à la distance d’un demi-pied du miroir ; reculez ensuite petit à petit le miroir de votre œil : plus vous le reculez, plus votre montre vous paraît près, jusqu’à ce qu’enfin elle semble être sur la surface du miroir d’une manière très-confuse ; reculez encore un peu plus, vous ne voyez plus rien du tout.

Or, lorsque vous voyez ainsi l’objet de très-près, vous devriez le voir très-loin, par la règle de catoptrique qui vous dit que vous verrez l’objet au point d’intersection de la perpendicule d’incidence et du rayon réfléchi. Ce point d’intersection est très-loin derrière votre œil, et, malgré cela, l’objet vous semble très-près. J’aurai bien de la peine à faire ma figure, car je suis très-maladroit.

Le rayon parti de l’objet A fait un angle d’incidence sur la droite infiniment petite de la courbe du miroir ; l’angle de réflexion B lui est égal. Le rayon réfléchi est B, e ; le cathète est la ligne pointillée ; l´intersection de cette ligne et du rayon réfléchi est en D : donc je dois voir l´objet en D ; mais je le vois en 'f', en 'g', quand mon œil est placé à peu près en h. Voilà, encore un coup, ce que nul opticien n’a éclairci.

L’évêque de Cloyne[1], savant anglais, est le seul, que je sache, qui ait porté la lumière dans ce petit coin de ténèbres. Il me semble qu’il prouve très-bien que nous ne connaissons point les distances ni les grandeurs par les angles, c’est-à-dire que ces angles ne sont point une cause immédiate du jugement prompt que nous portons des distances et des grandeurs, comme les configurations des parties des corps sont une cause immédiate des saveurs que nous sentons, et la dureté, cause immédiate du sentiment de résistance que nous éprouvons, etc.

Dans le cas présent, nous jugeons l´objet très-près, non à cause de ce point d’intersection qui n’en pourrait rendre raison, mais parce qu’en effet ce point d’intersection étant très-éloigné, l´objet doit paraître confus. Mais, comme nous sommes accoutumés à voir confusément un objet qui est trop près de nos yeux, l’objet, en cette expérience, devant paraître et paraissant confus, nous le jugeons à l’instant très-près.

Mais un homme qui aurait la vue si mauvaise qu’il ne pourrait absolument voir qu’à un doigt de ses yeux verrait très-loin (dans cette même expérience) cet objet que le miroir concave représente très-près aux yeux ordinaires.

C’est donc en cela l’expérience qui fait tout. De là mon Anglais conclut que nous ne pouvons apercevoir en aucune façon les distances ; nous ne pouvons les apercevoir par elles-mêmes ; . nous ne le pouvons par les angles optiques, puisque ces angles, sont en défaut dans plusieurs cas. Et non-seulement les distances, mais aussi les grandeurs, les situations des objets, ne sont point senties au moyen de ces angles : car si ces angles produisaient ces effets, ils les auraient produits dans l’aveugle-né à qui M. Cheselden abaissa les cataractes. Cet aveugle-né avait quinze ans quand Cheselden lui donna la vue ; il fut longtemps sans pouvoir distinguer si les objets étaient à un pas ou à une lieue de lui, s’ils étaient grands ou petits, etc. Cet aveugle semble décider la question ; mais j’ai bien peur moi-même d’être ici l’aveugle. En ce cas, vous serez mon Cheselden, et je vous écris. Domine, ut videam[2].

Est-il vrai que le son se réfracte de l´air dans l´eau, et cela en même proportion que la lumière ? D’où l’a-t-on pu savoir ? Il n’y a que les poissons qui puissent nous le dire, et ils passent pour être sourds et muets. Je vous demande un petit mot sur cela.

Il court, à ce que l’on me mande, une Èpître[3] sur la philosophie de Newton ; j’ai peur qu’elle ne soit très-informe ; souffrez que je vous envoie une copie exacte. Je souhaiterais que ce petit ouvrage pût prouver que la physique et la poésie ne sont point incompatibles.

Je vous supplie de vouloir bien me dire, dans votre réponse, pourquoi la lumière est, selon Musschenbroeck, dix minutes à traverser le grand orbe annuel, et arrive cependant en sept minutes ou environ du soleil à nous, N’a-t-il pas pris dix minutes pour environ quatorze minutes ? Ignosce et doce.

  1. George Berkeley, né en 1684, mort en 1753, auteur d’Alciphron ; voyez tome XXII page 383.
  2. Luc, xviii, 41.
  3. Voyez une note de la lettre 637.