Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 659

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 145-146).
◄  Lettre 658
Lettre 660  ►

659. — À M. THIERIOT.
15 octobre.

Si vous êtes à Saint-Vrain[1], tant mieux pour vous ; si vous êtes à Paris, tant mieux pour vos amis, qui vous voient. Ce bonheur n’est pas fait pour moi ; mais on ne saurait tout avoir : au moins ne me privez pas de celui de recevoir de vos nouvelles. Je demande le secret plus que jamais sur cet anonyme qu’on joue[2] : vous connaissez l´Envie, vous savez comme ce vilain monstre est fait. S’il savait mon nom, il irait déchirer le même ouvrage qu’il approuve. Gardez-moi donc, vous, Pollion, et Polymnie, un secret inviolable. N’êtes-vous pas faits pour avoir toutes les vertus ? Je vous le demande avec la dernière instance.

Je persiste à trouver les trois Épitres de Rousseau mauvaises en tous sens, et je les jugerais telles si Rousseau était mon ami. La plus mauvaise est sans contredit celle qui regarde la comédie[3] : elle est digne de l’auteur des Aïeux chimériques, et se ressent tout entière du ridicule qu’il y a, dans un très-mauvais poëte comique, de donner des règles d’un art qu’il n’entend point. Je crois que la meilleure manière de lui répondre est de donner une bonne comédie dans le genre qu’il condamne : ce serait la seule manière dont tout artiste devrait répondre à la critique.

Je vous envoie la lettre[4] du prince de Prusse ; ne la montrez qu’à quelques amis, on m’y donne trop de louanges.

La Lettre de M. Cocchi n’est pas, à la vérité, moins pleine d’éloges ; mais elle est instructive. Elle a déjà été imprimée dans plusieurs journaux, et il est bon d’opposer le témoignage impartial d’un académicien de la Crusca aux invectives de Rousseau et de Desfontaines.

J’ai adressé ma lettre au prince royal à monsieur votre frère, pour la remettre au ministre de Prusse[5], que je ne connais point. À l’égard de l’Épitre en vers[6] que j’adresse à ce prince, je l’ai envoyée à M, Berger pour vous la montrer : mais je serais au désespoir qu’elle courut. L’ouvrage n’est pas fini. J’ai été deux heures à le faire, il faudrait être trois mois à le corriger ; mais je n’ai pas de temps à perdre dans le travail misérable de compasser des mots.

Un temps viendra où j’aurai plus de loisir, et où je corrigerai mes petits ouvrages. Je touche à l’âge où l’on se corrige et où l’on cesse d’imaginer.

Mille respects à votre petit Parnasse.

  1. Chez La Popelinière ; voyez la lettre 527.
  2. L´Enfant prodigue.
  3. Êpître à Thalie.
  4. C’est la lettre 640.
  5. Le Chambrier était le nom de l’envoyé de Prusse.
  6. Voyez tome X, page 302, et la lettre 638.