Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 657

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 143-144).
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657. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Ce 13 octobre 1736. à Cirey.

Savez-vous bien, divine Thalie, l´effet que m’a fait votre lettre ? Elle m’a donné un chagrin très-vif de n’avoir fait pour vous qu’une Croupillac. Je n’ai point senti la joie du succès, je n’ai vu autre chose sinon combien je suis indigne de vous, C´est vous qui, par vos soins, avez fait réussir la pièce[1] ; mais c’est moi qui ai fait cette Croupillac. Est-il possible qu’on soit obligé, pour ce public, de se jeter à ce point-là hors de son caractère, vous dont l’esprit est si fin, si délicat, si juste, si élevé ? Car il est tout cela ; et, il faut vous le dire, vous êtes obligée de jouer des rôles ridicules ; et moi, qui tâche de penser comme vous, je fais des Croupillac.

Je suis honteux pour vous et pour moi. Ce qui me console, c’est que le langage du cœur, que vous entendez si bien, le ton de l’honnête homme, les mœurs, ont réussi. Le fonds de vertu qui est dans cet ouvrage devait vous plaire, et a subjugué le public ; mais comment ferez-vous, discrète et aimable mère de notre enfant, pour mettre un bâillon à ce petit Lamare ? Ce serait là une entreprise digne de vous. Vous ne me mandez rien du Père Gresset ; il y a pourtant grande apparence que c’est lui qui a fait cet enfant : il me semble que le titre est tout jésuitique. De plus, ce Gresset est un enfant prodigue, revenu au monde qu’il avait abandonné. Enfin c’est Gresset, je n’en démords point. Voulez-vous bien me faire un plaisir ? Envoyez, je vous en prie, une copie de la pièce, telle qu’on la joue, bien cachetée, à M, Robert, avocat, rue du Mouton, près de la Grève. C’est le digne homme qui doit m’apporter ce petit chien noir ; tout Cirey vous remercie de ce petit chien et de ce petit Enfant prodigue. Eh bien ! vous l´avez donc hardiment mis sous ce nom sacré ? Le Nouveau Testament m’est plus favorable que l´Ancien ; on n’a pas passé à l´Opéra ce Samson, dont l´histoire n’est écrite que par Esdras (connaissez-vous Esdras ? ), et on reçoit à belles baisemains une parabole prise tout net d’après qui vous savez (connaissez-vous qui vous savez ? ). Voilà comme tout va dans ce monde. Quand vous vous mêlez défaire passer quelque chose, il faut qu’il passe.

Divine Thalie, envoyez-moi cet enfant tel qu’il a paru, afin que je le rende un peu moins indigne de tant de bontés. M. d’Argental était-il à Paris ? A-t-il vu baptiser notre enfant ? On parle d’un discours de Grandval, d’un habit tragique à moitié mis. Vous avez conduit cette grande intrigue en personne capable de tout, en vérité ; vous êtes admirable. Vos lettres me font plus de plaisir que le succès ; Émilie est enchantée de vous, et vous fait bien des compliments. Je vous suis attaché pour toute ma vie. V.

  1. L’Enfant prodigue ; cette comédie fut jouée le 10 octobre 1736. sans avoir été annoncée ni affichée : précaution prise par Mlle  Quinault contre la cabale.