Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 640
Monsieur, c’est une épreuve bien difficile, pour un écolier en philosophie, que de recevoir des louanges d’un homme de votre mérite. L’amour-propre et la présomption, ces cruels tyrans de l’âme qui l’empoisonnent en la flattant, se croient autorisés par un philosophe, et, recevant des armes de vos mains, voudraient usurper sur ma raison un empire que je leur ai toujours disputé. Heureux si, en les convaincant et en mettant la philosophie en pratique, je puis répondre un jour à l’idée, peut-être trop avantageuse, que vous avez de moi !
Vous faites, monsieur, dans votre lettre[1], le portrait d’un prince accompli, auquel je ne me reconnais point. C’est une leçon habillée de la façon la plus ingénieuse et la plus obligeante ; c’est enfin un tour artificieux pour faire parvenir la timide vérité jusqu’aux oreilles d’un prince. Je me proposerai ce portrait pour modèle, et je ferai tous mes efforts pour me rendre le digne disciple d’un maître qui sait si divinement enseigner.
Je me sens déjà infiniment redevable à vos ouvrages ; c’est une source où l’on peut puiser les sentiments et les connaissances dignes des plus grands hommes. Ma vanité ne va pas jusqu’à m’arroger ce titre, et ce sera vous, monsieur, à qui j’en aurai l’obligation si j´y parviens ;
Et d’un peu de vertu si l’Europe me loue,
Je vous la dois, seigneur, il faut que je l’avoue.
Je ne puis m´empècher d’admirer ce généreux caractère, cet amour du genre humain qui devrait vous mériter les suffrages de tous les peuples : j’ose même avancer qu’ils doivent autant et plus que les Grecs à Solon et à Lycurgue, ces sages législateurs dont les lois firent fleurir leur patrie, et furent le fondement d’une grandeur à laquelle la Grèce n’aurait jamais aspiré ni osé prétendre sans eux. Les auteurs sont les législateurs du genre humain[2] : leurs écrits se répandent dans toutes les parties du monde ; et, étant connus de tout l’univers, ils manifestent des idées dont les autres sont empreints. Ainsi vos ouvrages publient vos sentiments. Le charme de votre éloquence est leur moindre beauté ; tout ce que la force des pensées et le feu de l’expression peuvent produire d’achevé, quand ils sont réunis, s’y trouve. Ces véritables beautés charment vos lecteurs, elles les touchent : ainsi tout un monde respire bientôt cet amour du genre humain que votre heureuse impulsion a fait germer en lui. Vous formez de bons citoyens, des amis fidèles, et des sujets qui, abhorrant également la rébellion et la tyrannie, ne sont zélés que pour le bien public, enfin, c’est à vous que l’on doit toutes les vertus qui font la sûreté et le charme de la vie. Que ne vous doit-on pas !
Si l’Europe entière ne reconnaît pas cette vérité, elle n’en est pas moins vraie. Enfin, si toute la nature humaine n’a pas pour vous la reconnaissance que vous méritez, soyez du moins certain de la mienne. Regardez désormais mes actions comme le fruit de vos leçons. Je les ai enfin reçues, mon cœur en a été ému, et je me suis fait une loi inviolable de les suivre toute ma vie.
Je vois, monsieur, avec admiration, que vos connaissances ne se bornent pas aux seules sciences : vous avez approfondi les replis les plus cachés du cœur humain, et c’est là que vous avez puisé le conseil salutaire que vous me donnez en m’avertissant de me défier de moi-même. Je voudrais pouvoir me le répéter sans cesse, et je vous en remercie infiniment, monsieur.
C’est un déplorable effet de la fragilité humaine que les hommes ne se ressemblent pas à eux-mêmes tous les jours : souvent leurs résolutions se détruisent avec la même promptitude qu’ils les ont prises. Les Espagnols disent très-judicieusement : Cet homme a été brave un tel jour. Ne pourrait-on pas dire de même des grands hommes qu’ils ne le sont pas toujours, ni en tout ?
Si je dé-sire quelque chose avec ardeur, c’est d’avoir des gens savants et habiles autour de moi. Je ne crois pas que ce soient des soins perdus que ceux qu’on emploie à les attirer : c’est un hommage qui est dû à leur mérite, et c’est un aveu du besoin que l’on a d’être éclairé par leurs lumières.
Je ne puis revenir de mon étonnement quand je pense qu’une nation cultivée par les beaux-arts, secondée par le génie et par l’émulation d’une autre nation voisine ; quand je pense, dis-je, que cette même nation si polie et si éclairée ne connaît point le trésor[3] qu’elle renferme dans son sein. Quoi ! ce même Voltaire à qui nos mains érigent des autels et des statues est négligé dans sa patrie, et vit en solitaire dans le fond de la Champagne ! C’est un paradoxe, c’est une énigme, c’est un effet bizarre du caprice des hommes. Non, monsieur, les querelles des savants ne me dégoûteront jamais du savoir ; je saurai toujours distinguer ceux qui avilissent les sciences, des sciences mêmes. Leurs disputes viennent ordinairement ou d’une ambition démesurée et d’une avidité insatiable de s’acquérir un nom, ou de l’envie qu’un mérite médiocre porte à l’éclat brillant d’un mérite supérieur qui l’offusque.
Les grands hommes sont exposés à cette dernière sorte de persécution. Les arbres dont les sommets s’élèvent jusqu’aux nues sont plus en butte à l’impétuosité des vents que les arbrisseaux qui croissent sous leur ombrage. C’est ce qui, du fond des enfers, suscita les calomnies répandues contre Descartes et contre Bayle ; c’est votre supériorité et celle de M. Wolff qui révoltent les ignorants, et qui font crier ceux dont la présomption ridicule voudrait perdre tout homme dont l’esprit et les connaissances effacent les leurs. Supposez, pour un moment, que de grands hommes s’oublient jusqu’à s’acharner les uns contre les autres : doit-on pour cela leur retrancher le titre de grands et l’estime que l’on a pour eux, fondée sur tant d’éminentes qualités ? Le public, d’ordinaire, ne fait point de grâce : il condamne les moindres fautes ; son jugement ne s’attache qu’au présent ; il compte le passé pour rien ; mais on ne doit pas imiter le public dans cette façon de juger les hommes d’un mérite supérieur. Je cherche des hommes savants, d’honnêtes gens ; mais enfin ce sont des hommes que je cherche : ainsi je ne dois pas m’attendre à les trouver parfaits. Où est le modèle de vertu exempte de tout blâme ? Il est resté dans l’entendement du Créateur, et je ne crois pas qu’il nous en ait encore donné de copie. Je désire qu’on ait pour mes défauts la même indulgence que j’ai pour ceux des autres. Nous sommes tous hommes, et, par conséquent, imparfaits : nous ne différons que par le plus ou le moins ; mais le plus parfait tient toujours à l’humanité par un petit coin d’imperfection.
Pour les frelons du Parnasse, quand ils m’étourdissent de leurs querelles, je les renvoie à la préface[4] d’Alzire, où vous leur faites, monsieur, une leçon qu’ils ne devraient jamais perdre de vue, et à laquelle on ne peut rien ajouter.
À l’égard des théologiens, il me semble qu’ils se ressemblent tous, de quelque religion et de quelque nation qu’ils soient : leur dessein est toujours de s’arroger une autorité despotique sur les consciences. Cela suffit pour les rendre persécuteurs zélés de tous ceux dont la noble hardiesse ose dévoiler la vérité ; leurs mains sont toujours armées du foudre de l’anathème pour écraser ce fantôme imaginaire d’irréligion, qu’ils combattent sans cesse, Đ à ce qu’ils prétendent, et sous le nom duquel en effet ils combattent les ennemis de leur fureur et de leur ambition. Cependant, a les entendre, ils prèchent l´humilité, vertu qu’ils n’ont jamais pratiquée, les ministres d’un Dieu de paix[5], qu’ils servent d’un cœur rempli de haine et d’ambition. Leur conduite, si peu conforme à leur morale, serait à mon gré seule capable de décrédiler leur doctrine.
Le caractère de la vérité est bien différent. Elle n’a besoin ni d’armes pour se defendre, ni de violence pour forcer les hommes à la croire : elle n’a qu’il paraître, et, des que sa lumière a dissipé les nuages qui la cachaient, son triomphe est assuré.
Voilà, je crois, des traits qui désignent assez les ecclésiastiques pour leur ôter, s’ils les connaissaient, l’envie de nous choisir pour leurs panégyristes. Je connais assez qu’ils n’ont que des défauts, ou plutôt des vices, pour me croire obligé en conscience à rendre justice à ceux d’entre eux qui la méritent. Despréaux, dans sa satire contre les femmes[6], a l´équité d’en excepter trois dans Paris, dont la vertu était si reconnue qu’elles étaient à l’abri de ses traits. À son exemple, je veux vous citer deux pasteurs, dans les États du roi mon père, qui aiment la vérité, qui sont philosophes, et dont l’intégrité et la candeur méritent qu’on ne les confonde pas dans la multitude. Je dois ce témoignage a la vertu de MM. Beausobre et Reinbeck[7].
Il y a un certain vulgaire, dans la même profession, qui ne vaut pas la peine qu’on descende jusqu’à s’instruire de ses disputes. Je leur laisse volontiers la liberté d’enseigner leur religion, et au peuple celle de la croire : car mon caractère n’est point de forcer personne, et ce même caractère, qui me rend le défenseur de la liberté, me fait haïr la persécution et les persécuteurs. Je ne puis voir, les bras croisés, l’innocence opprimée : il y aurait non de la douceur, mais de la lâcheté et de la timidité à le souffrir.
Je n’aurais jamais embrassé avec tant de chaleur la cause de M. Wolff, si je n’avais vu des hommes, qui pourtant se disent raisonnables, porter leur aveugle fureur jusqu’à se répandre en fiel et en amertume contre un philosophe qui ose penser librement, par la seule raison de la diversité de leurs sentiments et des siens : voilà l´unique motif de leur haine. Le même motif leur fait exalter la mémoire d’un scélérat, d’un perfide, d’un hypocrite, par cela seulement qu’il a pensé comme eux.
Je suis charmé de voir, monsieur, le témoignage que vous rendez aux quatre plus grands philosophes que l’Europe ait jamais portés. Leurs ouvrages sont des trésors de vérité : il est bien fâcheux qu’il s’y trouve des erreurs. La diversité de leurs sentiments sur la métaphysique nous fait voir l’incertitude de cette science, et les bornes étroites de notre entendement. Si Newton, si Leibnitz, si Locke, ces génies supérieurs, ces gens dont l’esprit était accoutumé à penser toute leur vie, n’ont pu entièrement secouer le joug des opinions pour parvenir à des connaissances certaines, à quoi peut s’attendre un écolier en philosophie tel que moi ?
W. Wolff sera très-flatté de l’approbation dont vous honorez sa Métaphysique : elle la mérite en effet ; c’est un des ouvrages les plus achevés en ce genre. Il y a plaisir à se soumettre aux yeux d’un juge auquel les beaux endroits et les faibles n’échappent point.
Je suis fâché de ne pouvoir accompagner ma lettre de la traduction de cette Métaphysique, dont je vous ai envoyé un espèce d’extrait, et que je vous ai promise tout entière. Vous savez, monsieur, que ces sortes d’ouvrages ne sont pas petits, et qu’ils se font fort lentement. Je fais copier cependant ce qui est achevé, et j’espère de le joindre à la première de mes lettres.
J’accompagne celle-ci de la Logique de M. Wolff, traduite par le sieur Deschamps[8], jeune homme né avec assez de talent ; il a l’avantage d’avoir été disciple de l’auteur, ce qui lui a procuré beaucoup de facilité dans sa traduction. Il me parait qu’il a assez heureusement réussi : je souhaiterais seulement, pour l’amour de lui, qu’il corrigeât et abrégeât l’épître dédicatoire dans laquelle il me prodigue l’encens à pleines mains. Il aurait infiniment mieux trouvé sa place dans un prologue d’opéra, au siècle de Louis XIV.
Ce n’est point uniquement en faveur de la Henriade, seul poëme épique qu’aient les Français, que je me déclare, mais en faveur de tous vos ouvrages : ils sont généralement marqués au coin de l’immortalité.
C’est l’effet d’un génie universel et d’un esprit bien rare que de soutenir, dans une élévation égale, tant d’ouvrages de genres différents. Il n’y avait que vous, monsieur, permettez-moi de vous le dire, qui fussiez capable de réunir dans la même personne la profondeur d’un philosophe, les talents d’un historien, et l’imagination brillante d’un poëte. Vous me faites un plaisir infini et bien sensible en me promettant de m’envoyer tous vos ouvrages. Je ne les mérite que par le cas que j’en fais.
Les monarques peuvent donner des trésors, des royaumes mêmes, et tout ce qui peut flatter l’avarice, l’orgueil et la curiosité des hommes ; mais toutes ces choses restent hors d’eux, et, loin de les rendre plus éclairés[9] qu’ils ne le sont, elles ne servent ordinairement qu’il les corrompre. Le présent que vous me promettez, monsieur, est de tout un autre usage. On trouve dans sa lecture de quoi corriger ses mœurs et éclairer son esprit. Bien loin d’avoir la folle présomption de m’ériger en juge de vos ouvrages, je me contente de les admirer : le but que je me propose dans mes lectures est de m’instruire. Ainsi que les abeilles, je tire le miel des fleurs, et je laisse les araignées convertir les fleurs en venin.
Ce n’est point par ma faible voix que votre renommée, déjà si bien établie, peut s’accroître ; mais du moins sera-t-on obligé d’avouer que les descendants des anciens Goths et des peuples vandales, les habitants des forêts d’Allemagne, savent rendre justice au mérite éclatant, à la vertu, et aux talents des grands hommes, de quelque nation qu’ils soient.
Je sais, monsieur, à quel chagrin je vous exposerais si j’avais l’indiscrétion de communiquer les ouvrages manuscrits que vous voudrez bien me confier. Reposez-vous, je vous supplie, sur mes engagements à ce sujet ; ma foi est inviolable.
Je respecte trop les liens de l’amitié pour vouloir vous arracher des bras d’Émilie. Il faudrait avoir le cœur dur et insensible pour exiger de vous un pareil sacrifice ; il faudrait n’avoir jamais connu la douceur qu’il y a d’être auprès des personnes que l’on aime, pour ne pas sentir la peine que vous causerait une telle séparation. Je n’exigerai de vous que de rendre mes hommages à ce prodige d’esprit et de connaissances. Que de pareilles femmes sont rares !
Soyez persuadé, monsieur, que je connais tout le prix de votre estime, mais que je me souviens en même temps d’une leçon que me donne la Henriade :
C’est un poids bien pesant qu’un nom trop tôt fameux.
Peu de personnes le soutiennent ; tous sont accablés sous le faix.
Il n’est point de bonheur que je ne vous souhaite, et aucun dont vous ne soyez digne. Cirey sera désormais mon Delphes, et vos lettres, que je vous prie de me continuer, mes oracles. Je suis, monsieur, avec une estime singulière, voire trés-affectionné ami.
- ↑ Voyez la lettre 631.
- ↑ Les auteurs sont, en un certain sens, des hommes publics. (Variante de l´édition de Berlin des Œuvres posthumes de Frédéric.)
- ↑ Qu’une nation depuis longtemps en possession du bon goût ne reconnaît point le trésor… (Variante des Œuvres posthumes.)
- ↑ Vovez la note sur la lettre 555.
- ↑ … Et se disent ministres d´un Dieu de paix, qu’ils servent, etc. (Variante des Œuvres posthumes.)
- ↑ Satire x, vers 44.
- ↑ Deux hommes qu’i méritent également le nom de célèbres. (Variante des Œuvres posthumes.)
- ↑ Jean Deschamps, ne en 1708. et mort en 1767, publia sa traduction de la Logique de Wolff, à Berlin, en 1730. (Cl.)
- ↑ Et plus vertueux. ( Variante des Œuvres posthumes.)