Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 602

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 73-74).
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602. — À M. DE CIDEVILLE.
Hôtel et rue d’Orléans, ce 30 mai.

Point de littérature cette fois-ci, mon cher ami ; point de fleurs. Il s’agit d’une horreur dont je dois vous apprendre des nouvelles. Jore, que j’ai accablé de présents et de bienfaits, et qui oublie apparemment que j’ai en main ses lettres[1], par lesquelles il me remercie de mes boutés et de mes gratifications ; Jore, conseillé par Launai[2], m’écrivit, il y a quelque temps, une lettre affectueuse par laquelle il me manda qu’il ne tenait qu’à moi de lui racheter la vie ; que monsieur le garde des sceaux lui proposait de le rétablir dans sa maîtrise, à condition qu’il dit toute la vérité de l’histoire du livre en question. « Mais, ajoutait-il, je ne dirai jamais rien, monsieur, que ce que vous m’aurez permis de dire. »

Moi, qui suis bon, mon cher ami ; moi, qui ne me défie point des hommes, malgré la funeste expérience que j’ai faite de leur perfidie, j’écris à Jore une longue lettre[3] bien détaillée, bien circonstanciée, bien regorgeante de vérité ; et je l’avertis qu’il n’a autre chose à faire qu’à tout avouer naïvement.

À peine a-t-il cette lettre entre les mains qu’il sent qu’il a contre moi un avantage, et alors il me fait proposer doucement de lui donner mille écus, ou qu’il va me dénoncer comme auteur des Lettres philosophique. M. d’Argental et tous mes amis m’ont conseillé de ne point acheter le silence d’un scélérat. Enfin il me fait assigner ; il se déclare imprimeur des Lettres, pour m’en dénoncer l’auteur ; mais cette iniquité est trop criante pour qu’elle ne soit point punie. C’est ce malheureux Demoulin, qui m’a volé[4] enfin une partie de mon bien, qui me suscite cette affaire ; c’est Launai, qui est de moitié avec Jore. Ah, mon ami ! les hommes sont trop méchants. Est-il possible que j’aie quitté Cirey pour cela ! Il ne fallait sortir de Cirey que pour venir vous embrasser.

Adieu, mon cher ami ; l’ode sur la Superstition[5] n’était que pour vous, pour Formont, et pour Émilie ; et tout ce que je fais est pour vous trois. Allez, allez ; malgré mes tribulations, je travaille comme un diable à vous plaire. V.

  1. Ces lettres sont perdues ; celles de Jore, que nous publierons ci-après, sont de 1738, 1742, 1768, 1769, 1773.
  2. De Launai, voyez lettre 232.
  3. La lettre 584 du 21 mars 1736.
  4. Voyez la lettre du 23 décembre 1737, à Cideville.
  5. Ou sur le Fanatisme.