Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 599

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 71-72).
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599. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Paris, hôtel d’Orléans, mai.

Il s’agit, mon aimable protecteur, d’assurer le bonheur de ma vie.

M. le bailli de Froulai, qui me vint voir hier, m’apprit que toute l’aigreur du garde des sceaux[1] contre moi venait de ce qu’il était persuadé que je l’avais trompé dans l’affaire des Lettres philosophiques, et que j’en avais fait faire l’édition.

Je n’appris que dans mon voyage à Paris, de l’année passée, comment cette impression s’était faite : j’en donnai un mémoire. M. Rouillé, fatigué de toute cette affaire, qu’il n’a jamais bien sue, demanda à M. le duc de Richelieu s’il lui conseillait de faire usage de ce mémoire.

M. de Richelieu, plus fatigué encore, et las du déchaînement et du trouble que tout cela avait causée[2], persuadé d’ailleurs (parce qu’il trouvait cela plaisant) qu’en effet je m’étais fait un plaisir d’imprimer et de débiter le livre, malgré le garde des sceaux ; M. de Richelieu, dis-je, me croyant trop heureux d’être libre, dit à M. Rouillé : « L’affaire est finie ; qu’importe que ce soit Jore ou Josse qui ait imprimé ce … livre ? Que Voltaire s’aille faire …, et qu’on n’en parle plus ! » Qu’arriva-t-il de cette manière légère de traiter les affaires sérieuses de son ami ? que M. Rouillé crut que mes propres protecteurs étaient convaincus de mon tort, et même d’un tort très-criminel. Le garde des sceaux fut confirmé dans sa mauvaise opinion ; et voilà ce qui, en dernier lieu[3], m’a attiré les soupçons cruels de l’impression de la Pucelle : c’est de là qu’est venu l´orage qui m´a fait quitter Cirey.

M. le bailli de Froulai, qui connaît le terrain, qui a un cœur et un esprit digne du votre, m’a conseillé de poursuivre vivement l´éclaircissement de mon innocence ; l’affaire est simple. C’est Josse, François Josse, libraire, rue Saint-Jacques, à la fleur-de-lys, le seul qui n’ait point été mis en cause, le seul impuni, qui imprima le livre, qui le débita par la plus punissable de toutes les perfidies. Je lui avais confié l’original sous serment, uniquement afin qu’il le reliât pour vous le faire lire.

Le principal colporteur, instruit de l’affaire, est greffier de Lagny : il se nomme Lionais. J’ai envoyé à Lagny avant-hier ; il a répondu que François Josse était en effet l’éditeur. On peut lui parler.

Il est démontré que, pour supprimer le livre, j’avais donné quinze cents livres à Jore, de Rouen ; c’est Pasquier, banquier, rue Quincampoix, qui lui compta l’argent. Jore, de Rouen, fut fidèle, et ne songea à débiter son édition supprimée que quand il vit celle de Josse, de Paris. Voilà des faits vrais et inconnus. Échauffez M. Rouillé en faveur d’un honnête homme, de votre ami malheureux et calomnié.

  1. Chauvelin.
  2. Le ministère avait envoyé un exempt, en 1734, chez le duc de Guise même, à Monjeu, pour y saisir l’auteur des Lettres philosophiques.
  3. Voyez la lettre 533, du 8 décembre 1735, à Thieriot.