Correspondance de Voltaire/1736/Lettre 569

Correspondance : année 1736GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 34 (p. 42-43).
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569. — Á M. THIERIOT.
1er mars.

Mme la marquise du Châtelet vient de vous écrire une lettre dans laquelle elle ne se trompe que sur la bonne opinion qu’elle a de moi ; et mon plus grand tort, dans l’Épître dont elle approuve l’hommage, c’est de n’avoir pas dignement exprimé la juste opinion que j’ai d’elle.

Il s’en fallait de beaucoup que je fusse content de mon Épître dédicatoire et du Discours que je vous adressais ; je ne l’étais pas même d’Alzire, malgré l’indulgence du public. Je corrige assidûment ces trois ouvrages ; je vous prie de le dire aux deux respectables frères[1].

Si j’étais La Fontaine, et si Mme du Châtelet avait le malheur de n’être que Mme de Montespan, je lui ferais une épître en vers où je dirais ce qu’on dit à tout le monde ; mais le style de sa lettre doit vous faire voir qu’il faut raisonner avec elle, et payer à la supériorité de son esprit un tribut que les vers n’acquittent jamais bien. Ils ne sont ni le langage de la raison, ni de la véritable estime, ni du respect, ni de l’amitié, et ce sont tous ces sentiments que je veux lui peindre. C’est précisément parce que j’ai fait des petits vers pour Mlle de Villefranche, pour Mlle Gaussin[2], etc., que je dois une prose raisonnée et sage à Mme la marquise du Châtelet, Faites-la donc digne d’elle, me direz-vous : c’est ce que je n’exécuterai pas, mais c’est à quoi je m’efforcerai.

Non possis oculis quantum contendere Lynceus,
Non tamen idcirco contemmas lippus inungi ;
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Est quadam prodire tenus, si non datur ultra.

(Hor., lit). I, ep. i, v. 28.)

Je tâcherai, du moins, de m’éloigner autant des pensées de Mme de Lambert[3] que le style vrai et forme de Mme du Châtelet s’éloigne de ces riens entortillés dans des phrases précieuses, et de ces billevesées énigmatiques,

À l’égard de l’Apologétique[4] de Tertullien, toutes choses mûrement considérées, il faut qu’il paraisse avec des changements, des additions, des retranchements ; mais, ne vous en déplaise, un honnête homme doit dire très-hardiment qu’il est honnête homme. Voilà qui est plaisant de conseiller de faire de mon apologie une énigme dont le mot soit la vertu ! On peut laisser conclure qu’on a les dents belles et la jambe bien tournée, mais l’honneur ne se traite pas ainsi : il se prouve et il s’affiche. Il est d’autant plus hardi qu’il est attaqué, et de telles vérités ne sont pas faites pour porter un masque. Votre amitié y est intéressée. Les calomniateurs qui disent, qui impriment que j’ai trompé des libraires, vous outragent en m’insultant, puisque c’est vous qui avez fait les éditions anglaises des Lettres[5], et qui avez reçu plusieurs souscriptions ; en un mot, c’est ici une des affaires les plus sérieuses de ma vie ; et, croyez-moi, elle influe sur la vôtre. C’est une occasion où nous devrions nous réunir, fussions nous ennemis. Que ne doit donc pas faire une amitié de vingt années !

Adieu, mon cher ami ; je vous embrasse avec tendresse. Continuez à m’aider et en particulier et en public, et à répandre sur vous et sur moi, par vos discours sages, polis, et mesurés, la considération que notre amitié et notre goût pour les arts méritent.

Je suis bien étonné de ne pas recevoir des nouvelles de monsieur votre frère. Mais, mon Dieu, ai-je écrit à notre cher petit Bernard, qui le premier m’annonça la victoire d’Alzire ? Ma foi, je n’en sais rien ; demandez-le-lui. Buvez à ma santé avec Pollion. Adieu ; je vous aime de tout mon cœur.

  1. D’Argental et Pont-de-Veyle.
  2. Voyez, tome X, les épitres à Mme de Montbrun-Villefranche et à Mlle Gaussin.
  3. On venait de publier un Recueil de divers écrits de Mme de Lambert. Parmi ces écrits se trouvait la Métaphysique d’amour.
  4. Voyez la note sur la lettre 555.
  5. Les Lettres philosophiques, dont les éditions anglaises sont intitulées Letters conceming the english nation.