Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 536

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 574-575).
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536 — Á M. BERGER.
À Cirey, le 22 décembre.

Vous êtes un ami charmant. Vos lettres ne sont pas seulement des plaisirs pour moi, elles sont des services solides. Je savais ce que vous me mandez de l’abbé de Lamare[1]. Vos réflexions sont très-sages. Je ne peux que louer sa reconnaissance, et craindre la malignité du public. J’ai retranché, comme vous croyez bien, toutes les louanges que l’amitié de ce jeune homme, trompé en ma faveur, me prodiguait assez imprudemment, et qui nous auraient fait tort à l’un et à l’autre. Je l’ai prié de ne m’en donner aucune. À la bonne heure que, en faisant imprimer une édition de Jules César, il réfute, en passant, les calomnies dont m’ont noirci ceux qui prennent la peine de me haïr. Je ne crois pas que ce soit une chose que je puisse empêcher, s’il ne se tient qu’à des faits, s’il ne me loue point, s’il ne se commet avec personne, s’il parle simplement et sans art. Mais il faut que sa préface soit écrite avec une sagesse extrême, et que sa conduite y réponde.

Je n’ai point gardé de copie de ces vers pour Orphée-Rameau ; mais je me souviens de l’idée, et, quand j’aurai plus de santé et de loisir, je ferai ce qu’il voudra. Il a bien raison de croire que Samson est le chef-d’œuvre de sa musique ; et, quand il voudra le donner, il me trouvera toujours prêt à quitter tout pour rimer ses doubles croches.

Il est vrai, mon cher monsieur, que j’avais composé une tragédie dans laquelle j’avais essayé de faire un tableau des mœurs européanes et des mœurs américaines. Le contraste régnait dans toute la pièce, et je l’avais travaillée avec beaucoup de soin ; mais j’avais peur d’y avoir mis plus de travail que de génie ; je craignais la haine opiniâtre de mes ennemis et l’indisposition du public. Je me tenais tranquille, loin de toute espèce de théâtre, attendant un temps plus favorable ; mais une personne instruite du sujet de ma pièce (qui n’est point Montézume[2]), en ayant parlé à M. Lefranc, il s’est hâté de bâtir sur mon fonds ; et je ne doute pas qu’il n’ait mieux réussi que moi. Il est plus jeune et plus heureux. Il est vrai que, si j’avais eu un sujet à traiter, je ne lui aurais pas pris le sien. J’aurais eu pour lui cette déférence que la seule politesse exige. Tout ce que je peux faire, à présent, c’est de lui applaudir, si sa pièce est bonne, et d’oublier son mauvais procédé, à proportion du plaisir que me feront ses vers. Je ne veux point de guerre d’auteurs. Les belles-lettres devraient lier les hommes ; elles les rendent d’ordinaire ennemis. Je ne veux point ainsi profaner la littérature, que je regarde comme le plus bel apanage de l’humanité. Adieu, monsieur ; je suis bien touché des marques d’amitié que vous me donnez ; et c’est pour la vie.

  1. Lamare, abbé et poëte, né à Quimper en 1700, mort en 1742, donna, en 1736, une édition de la Mort de César. Il y avait joint un Avertissement commençant par ces mots : « Il y a près de huit années », qu’on peut voir tome III, en tête de la Mort de César.
    C’est à Lamare qu’est adressée la lettre 576,
  2. Le bruit avait couru, et des journaux avaient annoncé, que la tragédie de Voltaire était intitulée Montézume. Il existe sous ce titre une pièce jouée en 1702. Voyez la note tome II, page 320.