Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 490
Je n’ai point été intempérant, mon cher Thieriot, et cependant j’ai été malade. Je suis un juste à qui la grâce a manqué. Je vous exhorte à vous tenir ferme, car je crois être encore au temps où nous étions si unis que vous aviez le frisson quand j’avais la fièvre.
Vous voilà donc vengé de votre nymphe[1] ; elle a perdu sa beauté. Elle sera dorénavant plus humaine, et trouvera peu de gens humains. Vous pourrez lui dire :
Les dieux ont vengé mon outrage ;
Tu perds, à la fleur de ton âge,
Taille, beautés, honneurs, et bien.
Mais, avec tout cela, je crains bien que, quand elle aura repris un peu d’embonpoint, et dansé quelque belle chaconne, vous ne redeveniez son chevalier plus enchanté que jamais. J’ai reçu une lettre charmante de votre ancien rival, ou plutôt de votre ancien ami M. Ballot[2] ; mais vraiment je suis trop languissant à présent pour lui répondre.
Quand je vous ai demandé des anecdotes sur le siècle de Louis XIV, c’est moins sur sa personne que sur les arts qui ont fleuri de son temps. J’aimerais mieux des détails sur Racine et Despréaux, sur Quinault, Lulli, Molière, Lebrun, Bossuet, Poussin, Descartes, etc., que sur la bataille de Steinkerque. Il ne reste plus rien que le nom de ceux qui ont conduit des bataillons et des escadrons ; il ne revient rien au genre humain de cent batailles données ; mais les grands hommes dont je vous parle ont préparé des plaisirs purs et durables aux hommes qui ne sont point encore nés. Une écluse du canal qui joint les deux mers, un tableau du Poussin, une belle tragédie, une vérité découverte, sont des choses mille fois plus précieuses que toutes les annales de cour, que toutes les relations de campagne. Vous savez que chez moi les grands hommes vont les premiers, et les héros les derniers. J’appelle grands hommes tous ceux qui ont excellé dans l’utile ou dans l’agréable. Les saccageurs de provinces ne sont que héros. Voici une lettre d’un homme moitié héros, moitié grand homme, que j’ai été bien étonné de recevoir, et que je vous envoie. Vous savez que je n’avais pas prétendu m’attirer des remerciements de personne quand j’ai écrit l‘Histoire de Charles XII ; mais je vous avoue que je suis aussi sensible aux remerciements du cardinal Albéroni qu’il l’a pu être à la petite louange très-méritée que je lui ai donnée dans cette histoire. Il a vu apparemment la traduction italienne qu’on en a faite à Venise. Je ne serais pas fâché que monsieur le garde des sceaux vît cette lettre, et qu’il sût que si je suis persécuté dans ma patrie, j’ai quelque considération dans les pays étrangers. Il fait tout ce qu’il peut pour que je ne sois pas prophète chez moi.
Continuez, je vous en prie, à faire ma cour aux gens de bien qui peuvent se souvenir de moi. Je voudrais bien que Pollion de La Popelinière pensât de moi plutôt comme les étrangers que comme les Français.
On m’a dit que ce Portrait est imprimé. Je suis persuadé que les calomnies dont il est plein seront crues quelque temps, et je suis encore plus sûr que le temps les détruira.
Adieu ; je vous embrasse tendrement. Le temps ne détruira jamais mon amitié pour vous.