Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 485

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 498-499).
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485 – Á M. THIERIOT,
à paris
Lunéville, le 12 juin.

Oui, je vous injurierai jusqu’à ce que je vous aie guéri de votre paresse. Je ne vous reproche point de souper tous les soirs avec M. de La Popelinière ; je vous reproche de borner là toutes vos pensées et toutes vos espérances. Vous vivez comme si l’homme avait été créé uniquement pour souper, et vous n’avez d’existence que depuis dix heures du soir jusqu’à deux heures après minuit. Il n’y a soupeur qui se couche, ni hégueule qui se lève plus tard que vous. Vous restez dans votre trou jusqu’à l’heure des spectacles, à dissiper les fumées du souper de la veille : ainsi vous n’avez pas un moment pour penser à vous et à vos amis. Cela fait qu’une lettre à écrire devient un fardeau pour vous. Vous êtes un mois entier à répondre, et vous avez encore la honte de vous faire illusion au point d’imaginer que vous serez capable d’un emploi, et de faire quelque fortune, vous qui n’êtes pas capable seulement de vous faire, dans votre cahinet, une occupation suivie, et qui n’avez jamais pu prendre sur vous d’écrire régulièrement à vos amis, même dans les affaires intéressantes pour vous et pour eux. Vous me rabâchez de seigneurs et de dames les plus titrés[1] ; qu’est-ce que cela veut dire ? Vous avez passé votre jeunesse, vous deviendrez bientôt vieux et infirme : voilà à quoi il faut que vous songiez. Il faut vous préparer une arrière-saison tranquille, heureuse, indépendante. Que deviendrez-vous quand vous serez malade et abandonné ? Sera-ce une consolation pour vous de dire : J’ai bu du vin de Champagne autrefois en bonne compagnie ? Songez qu’une bouteille qui a été fêtée, quand elle était pleine d’eau des Barbades, est jetée dans un coin dès qu’elle est cassée, et qu’elle reste en morceaux dans la poussière ; que voilà ce qui arrive à tous ceux qui n’ont songé qu’à être admis à quelques soupers, et que la fin d’un vieil inutile, infirme, est une chose bien pitoyable. Si cela ne vous donne pas un peu de courage, et ne vous excite pas à secouer l’engourdissement dans lequel vous laissez votre âme, rien ne vous guérira. Si je vous aimais moins, je vous plaisanterais sur votre paresse ; mais je vous aime, et je vous gronde beaucoup.

Cela posé, songez donc à vous, et puis songez à vos amis ; buvez du vin de Champagne avec des gens aimables, mais faites quelque chose qui vous mette en état de boire un jour du vin qui soit à vous. N’oubliez point vos amis, et ne passez pas des mois entiers sans leur écrire un mot. Il n’est point question d’écrire des lettres pensées et réfléchies avec soin, qui peuvent un peu coûter à la paresse ; il n’est question que de deux ou trois mots d’amitié, et quelques nouvelles soit de littérature, soit des sottises humaines, le tout courant sur le papier, sans peine et sans attention. Il ne faut, pour cela, que se mettre un demi quart d’heure vis-à-vis son écritoire. Est-ce donc là un effort si pénible ? J’ai d’autant plus d’envie d’avoir avec vous un commerce régulier que votre lettre m’a fait un plaisir extrême. Je pourrai vous demander de temps en temps des anecdotes concernant le siècle de Louis XIV. Comptez qu’un jour cela peut vous être utile, et que cet ouvrage vous vaudrait vingt volumes de Lettres philosophiques.

J’ai lu le Turenne[2] ; le bonhomme a copié des pages entières du cardinal de Retz, des phrases de Fénelon. Je lui pardonne, il est coutumier du fait ; mais il n’a point rendu son héros intéressant. Il l’appelle grand, mais il ne le rend pas tel ; il le loue en rhétoricien. Il pille les Oraisons funèbres de Mascaron et de Fléchier, et puis il fait réimprimer ces oraisons funèbres parmi les preuves. Belle preuve d’histoire qu’une oraison funèbre !

Je ne suis surpris ni du jugement que vous portez sur la pièce[3] de l’abbé Le Blanc, ni de son succès. Il se peut très-bien faire que la pièce soit détestable et applaudie.

Écrivez-moi, et aimez toute votre vie un homme vrai qui n’a jamais changé.

P. S. Qu’est-ce que c’est qu’un portrait de moi, en quatre pages, qui a couru ? Quel est le barbouilleur ? Envoyez-moi cette enseigne à bière.

Faites souvenir de moi les Froulai[4], les des Alleurs, les Pont-de-Veyle, les du Deffant, et totam hanc suavissimam gentem.

  1. Le vaniteux Thieriot écrivit un jour (en 1739) à Voltaire : « J’étais enfermé avec un évêque et un ministre étranger, quand Mme de Champbonin est venue pour me voir. »
  2. Histoire de Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, Paris, 2 vol. in-4o, 1735, par André-Michel de Ramsai, mort en 1743.
  3. Abensaïd, tragédie de l’abbé Le Blanc, jouée le 6 juin 1735.
  4. Louis-Gabriel de Froulai, né en 1694 comme Voltaire ; connu sous le titre de chevalier ou bailli de Froulai ; mort en 1766.