Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 474

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 489-490).
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474. — À M. DE CIDEVILLE.
Paris, ce 16 avril.

Vraiment, mon cher ami, je ne vous ai point encore remercié de cet aimable recueil que vous m’avez donné. Je viens de le relire avec un nouveau plaisir. Que j’aime la naïveté de vos peintures ! que votre imagination est riante et féconde ! et, ce qui répand sur tout cela un charme inexprimable, c’est que tout est conduit par le cœur. C’est toujours l’amour ou l’amitié qui vous inspire. C’est une espèce de profanation à moi de ne vous écrire que de la prose, après les beaux exemples que vous me donnez ; mais, mon cher ami,

Carmina secessum scribentis et olia quærunt.

(Ovid., Trist., el. i, v. 41.)

Je n’ai point de recueillement dans l’esprit ; je vis de dissipation depuis que je suis à Paris ;

Tendunt extorquere poemata ; · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., liv. II, ep. ii, v. 57.)

mes idées poétiques s’enfuient de moi. Les affaires et les devoirs m’ont appesanti l’imagination ; il faudra que je fasse un tour à Rouen pour me ranimer.

Les vers ne sont plus guère à la mode à Paris. Tout le monde commence à faire le géomètre et le physicien. On se mêle de raisonner. Le sentiment, l’imagination, et les grâces, sont bannis. Un homme qui aurait vécu sous Louis XIV, et qui reviendrait au monde, ne reconnaîtrait plus les Français ; il croirait que les Allemands ont conquis ce pays-ci. Les belles-lettres périssent à vue d’œil. Ce n’est pas que je sois fâché que la philosophie soit cultivée, mais je ne voudrais pas qu’elle devînt un tyran qui exclût tout le reste. Elle n’est en France qu’une mode qui succède à d’autres, et qui passera à son tour ; mais aucun art, aucune science ne doit être de mode. Il faut qu’ils se tiennent tous par la main ; il faut qu’on les cultive en tout temps.

Je ne veux point payer de tribut à la mode ; je veux passer d’une expérience de physique à un opéra ou à une comédie, et que mon goût ne soit jamais émoussé par l’étude. C’est votre goût, mon cher Cideville, qui soutiendra toujours le mien ; mais il faudrait vous voir, il faudrait passer avec vous quelques mois ; et notre destinée nous sépare, quand tout devrait nous réunir.

J’ai vu Jore à votre semonce ; c’est un grand écervelé. Il a causé tout le mal, pour s’être conduit ridiculement. Il n’y a rien à faire pour Linant, ni auprès de la présidente, ni au théâtre. Il faut qu’il songe à être précepteur. Je lui fais apprendre à écrire ; après quoi il faudra qu’il apprenne le latin, s’il veut le montrer. Ne le gâtez point, si vous l’aimez. Vale. V.