Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 461

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 476-478).
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461. — Á M. DE CIDEVILLE.
6 février.

Allez, mes vers, aux rivages de Seine ;
N’arrêtez point dans les murs de Paris ;
Gardez-vous-en, les arts y sont proscrits ;
Des gens dévots la sottise et la haine
Y font la guerre à tous les bons écrits.
Vers indiscrets, enfants de la nature,
Dictés souvent par ce fripon d’Amour,
Ou par la voix de la vérité pure,
Fuyez Paris, n’allez point à la cour,
Si vous n’avez onguent pour la brûlure[1].
Allez plus loin, sur le bord neustrien ;
Vous y verrez certain homme de bien,
Qui réunit, voluptueux et sage.
L’art de penser au riant badinage.

Il veut vous voir, allez ; et plût aux dieux
Qu’ainsi que vous je parusse à ses yeux !
Ne craignez point son goût ni sa prudence ;
Puisqu’il est sage, il est plein d’indulgence.
Allez d’abord saluer humblement
Ses vers heureux, ses vers qui vous effacent ;
Aimez-les tous, encor qu’ils vous surpassent[2],
Et faites-leur ce petit compliment :
« Frères très-chers, enfants de Cideville,
Recevez-nous avec cet air facile
Que votre père a répandu sur vous.
Nous sommes fils de son ami Voltaire.
Par charité, beaux vers, apprenez-nous
L’art d’être aimé[3] : c’est l’art de votre père. »

Voilà le petit compliment que je vous faisais, mon cher ami, en arrangeant ces guenilles[4], que j’aurais dû vous envoyer il y a longtemps. Votre lettre du 24 janvier me fait rougir de ma paresse ; mais quand il faut revoir tant de petites pièces dont la plupart sont bien faibles, et qu’on sent qu’il faut vous les envoyer, on est honteux, et l’on demande du temps. Enfin vous les aurez, ce mois-ci, mal en ordre, mal transcrites,

· · · · · · · · · · · · · · · Nec Sosiorum pumice munde.

(Hor., liv. I, ep. xx, v. 2)

Il y en a même quelques-unes qui manquent. Je n’ai pas, par exemple, cette façon d’épithalame[5] à Mme de Richelieu. Si vous l’avez, faites-moi le plaisir de me l’envoyer. Je vous avertis encore que je mets une condition fort raisonnable à mon marché ; c’est que vous aurez la bonté, quand vous m’écrirez, de grossir votre paquet de quelques-unes de vos petites pièces. Je veux absolument avoir de vos vers pour vos maîtresses. Ils doivent être bien tendres et bien animés, quoique pleins d’esprit. Égayez ma solitude, mon cher ami, par vos petits ouvrages qui doivent respirer la volupté.

N’êtes-vous pas bien content de l’épître de M. de Formont à l’abbé du Resnel ? Mais comment va la tragédie de Linant ? Je lui ai donné là un sujet bien hardi et bien difficile à traiter. S’il s’en tire avec honneur, son coup d’essai sera un coup de maître. Je réponds qu’il y aura des vers mâles et tout brillants de pensées. À l’égard de l’intérêt et de l’art d’attacher et d’émouvoir le cœur pendant cinq actes, c’est un don de Dieu qu’il refuse quelquefois même à ses élus. Et puis il y a sur les pièces de théâtre une destinée bizarre qui trompe la prévoyance de presque tous les jugements qu’on porte avant la représentation. Je n’aurais jamais osé prédire le succès de Didon ; cependant elle a réussi. Il y a une chose sûre, c’est que le public est toujours favorable à la première pièce d’un jeune homme. J’ai une grande impatience de voir Ramessès[6]. Engagez M. Linant à m’en envoyer une copie. Il n’y a qu’à l’adresser, par le coche, chez Demoulin. Et qui est donc ce jeune philosophe, faiseur d’épigrammes, qui lit Newton et qui plaisante avec esprit ? Ne pourrai-je être en relation avec ce petit prodige[7] ?

Je ne suis point surpris de la manière dont ce mot de cocu[8] a été reçu ; on ne dit aux gens que ce qu’on sait.

Mon cher Cideville, si je vous revoyais, j’ai bien de quoi vous amuser. Nous avons huit chants de faits de notre Pucelle ; mais, Dieu merci, notre Pucelle est dans le goût de l’Arioste, et non dans celui de Chapelain. Recommandez un profond secret au père de Ramessès sur certains Américains[9] dont il a vu la naissance. Vale et me semper ama.

  1. Allusion à l’arrêt rendu le 10 juin 1734.
  2. Variante :
    Estimez-les autant qu’ils vous surpassent.
  3. Variante :
    L’art de charmer, c’est…
  4. Le recueil de ses poésies fugitives, copiées par son valet de chambre Céran.
  5. Voyez tome X, page 289.
  6. Voyez la note de la lettre 350.
  7. Bréhan, cité dans la lettre 478, à Cideville.
  8. Ceci paraît être une allusion à la qualité du marquis de Lézeau
  9. La tragédie d’Alzire.