Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 456

Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 471-472).
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456. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 janvier 1735.

Je n’ose me flatter de mériter vos éloges, mais je sens bien que je mérite vos critiques. En vous remerciant de tout mon cœur de m’avoir ouvert les yeux. Voilà à quoi servent des amis comme vous, qui ont l’esprit aussi éclairé qu’ils ont le cœur aimable. Le sot père est actuellement délogé du quatrième acte. Mais est-il bien vrai que la conversion de cet Espagnol vous déplaise tant ? Vous êtes bien mauvais chrétien, mais vous savez que le parterre est bon catholique. S’il y a un côté respectable et frappant dans notre religion, c’est ce pardon des injures, qui d’ailleurs est toujours héroïque quand ce n’est pas un effet de la crainte. Un homme qui a la vengeance en main et qui pardonne passe partout pour un héros ; et, quand cet héroïsme est consacré par la religion, il en devient plus vénérable au peuple, qui croit voir dans ces actions de clémence quelque chose de divin. Il me paraît que ces paroles du duc François de Guise, que j’ai employées dans la bouche de Gusman : Ta religion t’enseigne à m’assassiner, et la mienne à te pardonner, ont toujours excité l’admiration. Le duc de Guise était à peu près dans le cas de Gusman, persécuteur en bonne santé, et pardonnant héroïquement quand il était en danger. Raillerie à part, je suis persuadé que la religion fait plus d’effet sur le peuple, au théâtre, quand elle est mise en beaux vers, qu’à l’église, où elle ne se montre qu’avec du latin de cuisine. Les honnêtes gens traitèrent le bon vieux Lusignan de capucin quand je lus la pièce, et le gros du monde fondit en larmes à la représentation. En un mot, ce qu’il y a de touchant dans une religion l’emportera toujours sur tout le reste, dans l’esprit de la multitude ; et, plus j’envisage le changement de Gusman de tous les côtés, plus je le regarde comme un coup qui doit faire une très-grande impression. Malgré cela, vous ne sauriez croire combien l’approche du danger augmente ma poltronnerie. Il est vrai que j’en suis à cinquante lieues ; mais le bruit du sifflet fait plus de dix lieues par minute. Je commence à trouver mon ouvrage tout à fait indigne du public, et, si vous ne me rassurez pas, je mourrai de frayeur ; mais, si la pièce tombe, je ferai ce que je pourrai pour ne pas mourir de chagrin. Il est vrai que cette chute fera bien du plaisir à mes ennemis, que les Desfontaines en prendront sujet de m’accabler, que je serai immolé à la raillerie et au mépris : car telle est l’injustice des hommes ; ils punissent comme un crime l’envie de leur plaire, quand cette envie n’a pas réussi. Que faire à cela ? Ne plus servir un maître si ingrat, et ne songer à plaire qu’à des hommes comme vous.

J’ose vous supplier d’ajouter à toutes vos bontés celle d’empêcher les comédiens de mettre mon nom sur l’affiche. Cette affectation ne sert qu’à irriter le public, et à avertir les siffleurs de se préparer pour le jour du combat.

Je vous demande en grâce de me dire ce que vous pensez de Didon, et quel jugement on en porte dans le public, depuis qu’elle a paru à ce jour dangereux de l’impression.

l’Histoire japonoise m’a fort réjoui dans ma solitude ; je ne sais rien de si fou que ce livre, et rien de si sot que d’avoir mis l’auteur à la Bastille. Dans quel siècle vivons-nous donc ? On brûlerait apparemment La Fontaine aujourd’hui. Il serait bien triste, mon cher ami, d’être né dans ce vilain temps-ci s’il n’y avait pas encore quelques gens comme vous, qui pensent comme on pensait dans les beaux jours de Louis XIV.

Conservez-moi, je vous en conjure, une amitié qui fait la consolation de ma vie. Permettez-moi d’en dire autant à monsieur votre frère. Adieu, personne ne vous sera jamais plus tendrement attaché que moi.