Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 450

Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 462-463).
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450. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Ce 18 décembre.

Je ne crois pas que mes sauvages puissent jamais trouver un protecteur plus poli que vous, et que je puisse jamais avoir un ami plus aimable. Il ne faut plus songer à faire jouer cela cet hiver ; plus j’attendrai, plus la pièce y gagnera. Je ne serai pas fâché d’attendre un temps favorable où le public soit vide de nouveautés. Je suis charmé qu’on m’oublie ; le secret d’ailleurs en sera mieux gardé sur la pièce, et le peu de gens qui ont su que j’avais envie de traiter ce sujet seront déroutés.

Puisque la conversion de Gusman vous plaît, il ira droit en paradis, et jespère faire mon salut auprès du parterre.

La façon de tuer ce Gusman chez lui n’est pas si aisée que d’opérer sa conversion. Zamore avait pris déjà l’épée d’un Espagnol pour ce beau chef-d’œuvre ; si vous voulez, il prendra encore les habits de l’Espagnol. J’avais fait endormir la garde, peu nombreuse et fatiguée ; si vous voulez, je l’enivrerai pour la faire mieux ronfler.

Faire de Montèze un fripon me paraît impossible. Pour qu’un homme soit un coquin, il faut qu’il soit un grand personnage : il n’appartient pas à tout le monde d’être fripon.

Montèze, quoique père de la señora, n’est qu’un subalterne dans la pièce : il ne peut jamais faire un rôle principal ; il n’est là que pour faire sortir le caractère d’Alzire. Figurez-vous la mère de la Gaussin avec sa fille. J’en suis fâché pour Montèze, mais je n’ai jamais compté sur lui.

Les autres ordres que vous me donnez sont plus faciles à exécuter : Patientiam habe in me, et ego omnia reddam tibi[1]. Je m’étais hâté d’envoyer à Mme du Châtelet des changements pour les derniers actes, mais il ne faut point se hâter, quand on veut bien faire : l’imagination harcelée et gourmandée devient rétive ; j’attendrai les moments de l’inspiration.

J’accable de mes respects et de mon amitié madame votre mère[2] et le lecteur[3] de Louis XV. Je vous supplie de faire ma cour à Mme de Bolingbroke. Vraiment je serai fort aise que ce M. de Matignon[4] tire un peu la manche du garde des sceaux en ma faveur. Il faut, au bout du compte, ou être effacé du livre de proscription, ou enfin s’en aller hors de France : il n’y a pas de milieu, et, sérieusement, l’état où je suis est très-cruel.

Je serais très-fâché de passer ma vie hors de France ; mais je serais aussi très-fâché qu’on crût que j’y suis, et, surtout, qu’on sût où je suis. Je me recommande, sur cela, à votre sage et tendre amitié. Dites bien à tout le monde que je suis à présent en Lorraine.

J’ai envoyé un petit mémoire, par Demoulin, à M. Hérault. Voudrez-vous bien lui en parler, et savoir de lui si ce mémoire peut produire quelque chose ?

Adieu ; les misérables sont gens bavards et importuns.

  1. Matthieu, xviii, 26.
  2. Marie-Angélique Guérin de Tencin, sœur aînée du cardinal, morte un an avant son mari, Augustin de Ferriol, en février 1736. (Cl.)
  3. Pont-de-Veyle.
  4. Voyez la lettre 429.