Correspondance de Voltaire/1734/Lettre 436

Correspondance de Voltaire/1734
Correspondance : année 1734GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 452-453).
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436. — Á M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Novembre

J’ai mené une vie un peu errante, mon adorable ami, depuis près d’un mois : voilà ce qui m’a empêché de vous écrire. Je crois que je touche enfin à la paix que vos négociations et vos bontés m’ont procuré. Voilà Mme de Richelieu qui va enfin être présentée. Elle ne quittera point votre garde des sceaux qu’elle n’ait obtenu la paix, et j’espère qu’enfin cette infâme persécution pour un livre innocent cessera. Pour moi, je vous avoue qu’il faudra que je sois bien philosophe pour oublier la manière indigne dont j’ai été traité dans ma patrie. Il n’y a que des amis tels que vous, et tels que ceux qui m’ont si bien servi, qui puissent me faire rester en France. Voulez-vous, si je ne reviens pas si tôt, que je vous envoie certaine tragédie fort singulière[1] que j’ai achevée dans ma solitude ? C’est une pièce fort chrétienne, qui pourra me réconcilier avec quelques dévots ; j’en serai charmé, pourvu qu’elle ne me brouille pas avec le parterre. C’est un monde tout nouveau, ce sont des mœurs toutes neuves. Je suis persuadé qu’elle réussirait fort à Panama et à Fernambouc. Dieu veuille qu’elle ne soit pas sifflée à Paris. J’avais commencé cet ouvrage l’année passée, avant de donner Adélaïde ; et j’en avais même lu la première scène au jeune Crébillon et à Dufresne. Je suis assez sûr du secret de Dufresne ; mais je doute fort de Crébillon. En tout cas, je lui ferai demander le secret, sauf à lui à le garder, s’il veut. Vous pourriez toujours faire donner la pièce à Dufresne, sans que Crébillon ni personne en sût rien. Le pis qui pourrait arriver serait d’être reconnu, après la première représentation ; mais nous aurions toujours prévenu les cabales. Les examinateurs, ne sachant pas que l’ouvrage est de moi, le jugeraient avec moins de rigueur, et passeraient une infinité de choses que mon nom seul leur rendrait suspectes. Est-il vrai que M. Pallu a passé de l’intendance de Moulins à celle de Besançon ? Peut-être est-ce une fausse nouvelle[2] ; mais un pauvre reclus comme moi peut-il en avoir d’autres ? Est-il vrai qu’on parle de paix ? Mandez-moi, je vous prie, ce qu’on en dit. Il n’y a point de particulier qui ne doive s’y intéresser, en qualité d’âne à qui on fait porter double charge pendant la guerre.

Adieu ; je vous aime comme vous méritez d’être aimé.

  1. Alzire.
  2. Elle l’était.